16/10/2006

TRIBUNE: l'humour de la sagesse (par Koffi)

Avant-propos

Nous publions ici un article de Koffi, grand admirateur de Rosset et fervent commentateur du blog de l'Atelier. Koffi, professeur de français au collège, n'appartient pas à l'Atelier. En toute indépendance, il a souhaité participé exceptionnellement à celui-ci. Nous ne l'avons jamais rencontré mais avons estimé que, une fois n'est pas coutume, publier un article venu d'ailleurs pour la rentrée ne nuirait aucunement au blog. L'arisocratie du blog reprendra ensuite ses droits, inter pares, et encourage vivement les passionnés, à l'instar de Koffi, à faire part aux internautes de leur foi rossétienne. Le blog me semble une occasion formidable et très accessible de manifester, comme nous le faisons, un intérêt sérieux pour une cause, quelle qu'elle soit. Nous nous réjouirions de voir ainsi fleurir d'autres blogs, directement ou indirectement rossétiens. Mais en toute modestie, nous tenons à rappeler que nous sommes les meilleurs et que nous savons que vous le savez.
L'article qui suit constitue donc ce qu'on pourrait appeler une "tribune" et n'engage donc que son auteur, que nous remercions et félicitons, ceci dit.
;-)

Nicolas

Peu importe par où je commence, car je finirai ici.

PARMENIDE[1].

La philosophie serait-elle réputée pénible et fastidieuse dans la mesure où le principal reproche à lui adresser serait, non sans quelque raison d’ailleurs, sa carence en humour ? Il est vrai que la lecture d’un traité d’Aristote ou de Heidegger, jusqu’à plus ample informé, n’incite guère à la détente ou au rire, à moins d’exprimer l’épuisement et la nervosité (ce que traduit l’expression rire nerveux). L’amour de la sagesse serait-il proportionnel au refus d’humour qui semble s’attacher aux textes des plus grands esprits comme les chausses de plomb des cuirasses inoxydables ? L’histoire de la philosophie témoigne d’heureuses béances dans cet agencement impavide : la lecture de Schopenhauer[2], celle de Kierkegaard (parfois) ou de Nietzsche constituent de pertinents contre-modèles attestant de l’existence de mariages réussis entre l’humour et la philosophie. L’exemple de Montaigne peut bien entendu être invoqué en tête de liste comme symptôme du syndrome de marginalisation que ne manque jamais de charrier l’humour (d’autres qualités y contribuent aussi), quand il manifeste le tort inacceptable de s’immiscer dans le théâtre hautement sérieux des idées.

L’évidence historique est intraitable : la réputation qui s’attache à la mention de ces noms sans doute illustres et reconnus souffre pourtant de la même désapprobation tacite, du moins au sein de la communauté des commentateurs de philosophie : leur célébration est toujours quelque peu contrainte, feinte, mitigée, et les moyens employés pour les réduire au silence de façon insidieuse et voilée varient sur la forme, jamais sur le fond. On rangera ainsi avec une opiniâtre constance Montaigne dans la catégorie des penseurs ou des littéraires, pas des philosophes ; dans tous les cas, on s’accordera sur le fait que ces brillants esprits eurent le tort de n’avoir pas vraiment pensé quelque chose[3]. L’humour aurait-il à ce point mauvaise presse auprès des philosophes pour que l’homme de l’humour se trouve ipso facto exclu de la gente philosophique ? Le badinage serait-il incompatible avec l’exercice véritable et pertinent de la philosophie ?

Une analyse sommaire des reproches attribués à l’humour révèle leur corrélation avec sa définition. En un mot, détachement et raillerie seraient incompatibles avec la vertu par excellence que l’on associe instinctivement à l’exercice de la pensée : le sérieux. Dire d’un individu qu’il n’est pas sérieux conduit à ravaler sa conduite au méprisable statut de l’homme du divertissement au sens pascalien – au mieux à exprimer indirectement l’ignorance déçue quant aux écarts incompréhensibles de sa conduite. L’affaire est entendue : pour que le comique soit pris au sérieux, il lui faut respecter les valeurs séculaires du sérieux. Qu’est-ce à dire ? J’inclinerais pour ma part à penser que le meilleur compliment que l’on puisse adresser à l’humour serait précisément ce fameux et récurrent reproche de manquer de sérieux[4]. Aussi bien cette réputation revient-elle à rapprocher l’humour du véritable sérieux, si l’on s’entend à pasticher un des plus célèbres aphorismes de Pascal : « Le vrai sérieux se moque du sérieux. »

Clément Rosset subit aux yeux des gens du sérieux l’ostracisme tacite qui avilit de son opprobre indigné le renom des esprits réputés légers. Pour me répéter, Rosset a montré à quel point Nietzsche n’était considéré comme philosophe que dans la mesure où il n’avait rien pensé[5] (l’autre alternative à la reconnaissance étant d’en faire un métaphysicien, tel l’entreprise de Heidegger, dont on contestera moins la profondeur que la malhonnêteté). Soyons honnête justement : Rosset n’a même pas droit à ce traitement, le « dénigrement-tartuffe », qui, après tout, recèle, au moins en creux, la marque de la reconnaissance tacite. Il subit la même éviction que connurent des auteurs ou compositeurs comme Feydeau ou Offenbach : trop drôles pour être profond, en somme. Trop superficiels pour mériter la mention, même furtive ?

Un jour que j’achetais un livre de Hegel (jamais lu du reste), la vendeuse d’une librairie intellectualiste de Nancy me contempla, sincèrement songeuse. Elle ne consentit à sortir de son silence que pour éclairer l’abrutissement qu’offrait ma propre perplexité : « Vous vous êtes mis à la lecture sérieuse ? ». Voyant que sa question me laissait tout autant de marbre que son effarement premier, elle finit par lâcher en guise d’explication coulant de source : « Quand on lit du Clément Rosset, Hegel, c’est de la philosophie sérieuse… » Je m’empressai de sourire. Où avais-je la tête ? L’argumentaire coulait de source ! Comique ou penseur, il fallait choisir ! Je ne sais au juste si elle voulait me signifier implicitement que Hegel est un auteur profond ou ennuyeux (les deux sont de toute manière vrais), mais cette anecdote fit écho à la remarque détachée à laquelle consentit mon professeur de philosophie d’hypokhâgne[6] un jour où il trouva une minute dans son emploi du temps surchargé pour m’adresser la parole. Il faut préciser, pour expliquer sa disponibilité subite, que j’avais manifesté l’idée malencontreuse de l’informer de mon vif et récent intérêt pour la pensée de Clément Rosset. Cette confidence inopportune lui arracha un haussement d’épaules, avant qu’il ne laisse tomber un avis définitif comme le couperet de la guillotine et de la postérité réunies : « Rosset ? Allons ! Ce n’est pas sérieux ! Lisez plutôt Deleuze ou Foucault ! Ca, c’est de la philosophie ! »

Mon intention n’est pas de polémiquer avec un homme qui, c’est évident, connaît bien mieux que moi l’histoire de la philosophie et qui, de surcroît, mérite sans conteste ma sympathie sincère. Je juge plus opportun, et, je l’espère, moins vain, de m’attacher à comprendre l’humour que tous, admirateurs ou contempteurs, relèvent à la lecture des ouvrages de Rosset. Une première remarque porte sur l’ambiguïté que recèle cette appellation (non contrôlée) d’humour. J’ai beaucoup ri en lisant Nietzsche, non sans ressentir parfois une certaine pointe de perplexité. « Zola ou l’art de puer » est une pique drolatique, mais que la fausseté rendait quelque peu inopérante, à l’instar de la raillerie que Rosset relève chez Voltaire lorsqu’il ose prétendre de Malebranche que le philosophe qui « voit tout en Dieu n’y a pas vu qu’il était fou. »[7] Chez Rosset, la drôlerie n’est certes pas sans insolence, mais elle reste à mes yeux dénuée de polémique, à quelques exceptions près sans doute. Cette remarque me semble intéresser la philosophie de Rosset en ce qu’elle donne de son humour une définition non engagée et militante.

Ce premier point se redouble d’une constatation connexe. L’humour chez Rosset n’est, comme toute forme, pas étrangère au fond[8], avec lequel elle ne fait qu’un. Je veux dire que le recours à l’humour n’atteste pas forcément des agissements d’un dangereux raté ou d’un penseur particulièrement inconséquent, ainsi que Sade en offre le témoignage cuisant chaque fois qu’il se pique de philosopher[9]. Il arrive aussi que l’humour signale une approche cohérente de l’existence.

Peut-être le lecteur néophyte estimera-t-il avec effroi que l’avènement d’une nouvelle race de philosophes-humoristes déchaînant les fous rires en boîte comme en sont capables les humoristes professionnels de notre époque, y compris les moins doués, est la trace indubitable du déclin de la philosophie, de la culture, imputable au choc des civilisations ou à je ne sais quelle billevesée. Je suis heureux de laisser à Rosset le droit de réponse auquel ce préjugé ouvre la porte : « L’humour professionnel a tout pour agacer, tant ses gags sont à la fois téléphonés et conventionnels. L’humoriste professionnel, loin de mettre en cause l’ordre social et moral, ne fait que vous y enfoncer davantage. »[10] Ce ne serait pas le moindre des paradoxes de constater que l’humour professionnel, loin de faire preuve de corrosivité, ramène à l’esprit de sérieux et s’oppose à l’humour dont se réclame Rosset[11].

Je rassure sur ce point le lecteur inquiet. Qu’il ne retourne séance tenante ni à la lecture des ouvrages de Heidegger, ni à celle de son maître Husserl, ennuyeux certes, mais au moins fréquentables ! Rosset est bien un philosophe, dont il serait injurieux de réduire l’originalité aux apparitions stéréotypées et huilées de la figure du comique public et reconnu. Mais je m’aperçois que je n’ai pris la peine de définir ni le sérieux, ni l’humour, ni leur opposition prétendue. Le sérieux est ici à comprendre comme l’état dénué d’humour. Rosset juge de son point de vue cet état incompatible avec l’exercice de la vie : « Les gens dénués d’humour sont pour moi des créatures « imparfaites », au sens aristotélicien du terme : c’est-à-dire des êtres qui ne sont pas parvenus à la perfection de leur forme. Ils sont parvenus à cette perfection humaine qu’est le savoir et la conscience, mais sont privés de la vertu qui permet d’assumer ce savoir et cette reconnaissance : le rire, seule puissance qui permette de lutter équitablement contre les dégâts occasionnés par la connaissance de ce que la vie implique d’affreux et d’inacceptable. On leur a donné le poison, mais on a oublié le contrepoison. Le mot de Rabelais (…) ne signifie pas seulement que le rire n’appartient qu’à l’homme, mais aussi qu’il lui est nécessaire, et à lui seul, parce qu’il est le seul être, jusqu’à plus ample informé, qui sache des choses qu’on ne peut tolérer et digérer qu’avec l’appoint et la distanciation du rire. »[12]

Cette définition du rire assure sa place philosophique dans notre rapport au réel : la carence en humour conduit à la pire des intolérances, mais aussi la plus fondamentale, celle qui s’attaque à la fine pointe du réel. L’homme du sérieux ne personnifie pas seulement l’expression couramment répandue de la souffrance retournée contre soi. Il porte en son sein, comme corollaire tout à fait conséquent, la persécution : « Ils sont également très à plaindre dans la mesure où ils se trouvent (…) le principal remède à leur souffrance dans la nuisance qu’ils peuvent occasionner à leurs proches, qu’ils ne supportent qu’à la condition de les contaminer, de leur transmettre leur propre souffrance. »[13]

La première explication qui vient à l’esprit pour expliquer la mauvaise réputation[14] dont jouit l’humour dans la pensée (et d’une manière générale dans la vie sociale) tient sans doute à l’hostilité qu’il ne manque pas de susciter chez les gens du sérieux, dont l’examen lucide commande d’observer la forte prédominance numérique dans le corps social. La seconde, plus déstabilisante certainement, consiste à remarquer que le vrai humour s’attaque aux choses vraiment sérieuses dans la mesure où il prend le contre-pied littéral de l’humour moraliste du professionnel. Si l’humoriste, ainsi que la langue courante l’appelle improprement, est si populaire, c’est que sa drôlerie laisse à désirer – entendre : qu’il ne remet en question ni l’ordre social, ni celui des choses, mais l’égratigne pour mieux le conforter. L’humour véritable est vilipendé pour signaler la donnée désagréable entre toutes.

Il n’est pas anodin que le philosophe revendiqué du tragique, l’auteur des Ecrits sur Schopenhauer, soit le zélateur de l’humour. Roland Jaccard, dans l’entretien servant de préambule aux Propos sur le cinéma, remarque que Rosset serait le « naufrageur de la philosophie »[15]. Bien qu’il faille se défier de toute appréciation définitive sur le thème toujours réitéré, comme une mauvaise ritournelle, de la fin de la philosophie, Jaccard touche ici, me semble-t-il, plus juste que lorsqu’il dresse, dans Cioran et Compagnie, un portrait désolant d’incompréhension de son « ami ».

La fonction essentielle du rire chez Rosset est de signaler l’effondrement du sens ou, c’est égal, l’insignifiance du réel. Je renvoie sur ce point le lecteur au Réel, Traité de l’idiotie. Qu’il me suffise de citer ce passage de La Force comique[16] : « Les sens que l’on croit déceler dans l’existence et dans la vie sont probablement autant d’interprétations et de projections anthropomorphiques, complètement étrangères à toute réalité substantielle. Le rire sanctionne ainsi une inanité du sens à tous les niveaux : suggérant que toute illusion est vaine et toute signification illusoire. Il marque un arrêt provisoire de tout sens ; arrêt qui serait définitif si les exigences de la vie et les habitudes mentales ne reprenaient plus ou moins rapidement le dessus. Toutefois, ce naufrage du sens, occasionné par le rire, se manifeste sous deux formes très différentes et jusqu’à un certain point antagonistes. »[17]

Avant que de poursuivre, j’observerai que, selon cet angle, le rejet de l’humour se comprend aisément : car c’est une chose de mépriser la plaisanterie et de passer pour un mauvais coucheur ; c’en est une autre que de réfuter le finalisme (jadis, cette position avait, au mieux, valeur d’anathème) ! Ce n’est pas une mince coïncidence de constater que les grands sectateurs du finalisme ont toujours été des philosophes emplis du sérieux irréprochable (ainsi de Hegel ou de Kant), alors que les philosophes qui s’opposaient au finalisme se trouvaient rejetés dans une position de marginalité sulfureuse et comminatoire. Les rumeurs sur leur compte n’ont jamais manqué : Lucrèce ne s’est-il pas suicidé, pauvre fou ? Et Nietzsche ? Pourquoi embrassa-t-il un cheval dans les rues de Turin ? Entre temps, Spinoza n’avait-il pas été la victime des lazzis de l’Europe des Lumières, après avoir été mis au ban de sa communauté ? Qu’il me suffise d’ajouter que la destruction du sérieux va toujours de pair avec celle du sens et que le sérieux ici laminé renvoie à la croyance dans le sens et dans l’Etre. Rire chez Rosset, après tant d’autres, signale rien de moins que l’illusion de l’Etre.

L’homme du sérieux est, plus profondément que le tenant de l’ordre moral, que la figure historique du bourgeois dominant, tant honni à notre époque d’indifférenciation, le métaphysicien qui croit que le réel et la vie ont un sens. Cette affirmation implique que l’homme du sérieux, pour avoir toujours existé, existera toujours – et que l’humour aura toujours mauvaise presse du fait de sa puissance corrosive. Ce n’est pas le lieu de se lamenter sur ce triste constat ou d’examiner la justesse du finalisme entendu comme émanation de la représentation humaine. L’inanité du sens, son insignifiance, n’ont de cohérence que quand elles découlent d’une négation totale du sens. Le nonsense américain ou l’humour anglais peuvent dans un premier temps être considérés comme des illustrations pertinentes du naufrage du sens.

Pourtant, ceux-ci ne sont jamais que la « contradiction entre différents sens »[18], soit « l’intersection absurde de deux séries de signification parfaitement sensées en elles-mêmes ». Rosset ne se prive pas d’ajouter que « réduire le non-sens au télescopage de plusieurs séries signifiantes revient à donner raison à la cause du sens. (…)L’ordre triomphe en secret »[19]. Plus loin, Rosset a beau jeu de remarquer qu’un tel non-sens « ne touche pas aux choses mais à des contrariétés logiques » ; de même qu’« il ne saurait non plus, et a fortiori, affecter aucune des valeurs inscrites dans le code des conventions sociales. »[20]

Ce n’est pas un hasard si ce type d’humour trouve son succès le plus achevé au sein de la gent anglo-saxonne : loin d’ébranler l’ordre, il ne fait que le conforter sourdement. Le non-sens selon Rosset implique qu’« au lieu d’un télescopage entre deux ou plusieurs sens, on a affaire à un pur et simple évanouissement du sens : un sens vient soudain couler à pic, tel le Titanic sombrant dans les eaux de l’océan atlantique dès son premier voyage (…). Le sens ne se heurte pas à un autre sens mais s’efface de soi-même en manifestant son absurdité intrinsèque. Il est, pour me résumer d’un mot, « auto-défaillant », tombant de soi-même : ne trébuchant pas sur un obstacle extérieur mais succombant à l’effet de sa propre insanité. On remarquera qu’il signale ainsi une absence non plus relative, c’est-à-dire tributaire de contrariétés en provenance de l’extérieur, mais bien essentielle et absolue, puisque relative à son seul fait. »[21]

A l’appui de son explication, Rosset recourt à l’illustration de l’homme-oiseau prétendant voler depuis le haut de la tour Eiffel grâce à une paire d’ailes artificielles. Ayant convoqué un parterre de célébrités et de politiques pour les prendre à témoins de son exploit unique en son genre, il ne s’élancera du haut de la tour que pour mieux s’écraser aussitôt. « Ce qui apparaît comme irrésistiblement comique dans un tel exploit manqué, si l’on met naturellement entre parenthèses son aspect par ailleurs dramatique, (…) est d’abord que la responsabilité en incombe à son seul et malchanceux héros. (…) Personne ne lui avait demandé de se déguiser en clown et de se jeter du haut de la tour Eiffel. »[22] Rosset prend bien soin de préciser que cet exemple aussi tragique que cocasse dépasse le simple accident de la chute pour affecter de son coefficient universel tous les aspects du réel : « Cet effondrement de sens affecte indifféremment les terrains les plus divers et touche assez souvent à des domaines ordinairement tenus pour réservés et inviolables : tels le « sens de la vie », le « respect d’autrui », ou encore cet « amour de l’humanité » dont se réclame Don Juan dans Molière, à la fin d’une scène longtemps censurée en raison de son caractère violent et socialement irrecevable. D’où le caractère corrosif et la réputation volontiers scandaleuse d’un tel comique, qui fait à tout propos table rase de ce que le consensus social invite à reconnaître comme « valeur ». Autant le comique de première espèce apparaît comme cérébral et inoffensif, autant celui-ci apparaît comme à la fois engagé dans les choses de la vie et riche de conséquences meurtrières. »[23]

Cette fin de citation aide à mieux cerner l’opposition du sérieux et de l’humour. Son amoralisme, qui est tout sauf de l’immoralité, c’est-à-dire du moralisme, implique, sur le terrain ontologique, la négation de l’Etre comme postulat philosophique d’un ordre stable et pérenne au profit de l’affirmation du désordre et du hasard. Affirmation mystérieuse et incompréhensible en ce qu’elle ne substitue pas au principe établi de l’ordre l’alternative du désordre, mais qu’elle se réclame du désordre comme d’un non-principe originel et inexplicable. On le voit, Rosset n’est à strictement parler pas un matérialiste, mais un sceptique, qui ne prétend pas expliquer la fin de toutes choses – seulement révéler leur insignifiance à l’intérieur du réel et pour la représentation humaine, comme en témoigne, parmi tant d’autres, En ce bordel, essai contenu dans le Régime des passions.

De son point de vue, l’homme du sérieux manque le sérieux en ce qu’il manque le tragique. Il est, à l’instar de l’homme du divertissement et de l’homme moral, « expatrié de lui-même[24] », c’est-à-dire que « son centre de gravité tombe en dehors de lui »[25]. Le véritable sérieux consiste à reconnaître l’insignifiance du sens et, selon le mot de Nietzsche, l’innocence du réel. Le rire exprime le vrai sérieux, soit la lucidité retrouvée face au réel. D’où la « réhabilitation » de Mozart face à Beethoven, d’Offenbach, Courteline ou Chabrier[26]. Pour contestable qu’elle soit parfois, Rosset justifie ce manifeste esthétique au nom de l’impressionnant mot de Nietzsche : « La joie est plus profonde que la tristesse ». Autrement dit : « Le rire est plus profond que le sérieux », à entendre dans son sens courant.

Il va sans dire que le rire induit la cruauté du réel, telle que Rosset la mentionne dans le Principe de cruauté. En préambule à La Force comique, Rosset affirme : « Nietzsche déclare quelque part que l’écriture est le seul moyen qu’il ait réussi à imaginer jusque-là pour se débarrasser de ses pensées. J’ajouterais volontiers qu’elle est aussi, selon moi, un excellent moyen de se débarrasser par la même occasion de celle des autres – d’en finir au plus vite avec elles, par le biais du sarcasme[27], lorsqu’on estime que celles-ci ne présentent ni intérêt, ni vérité. »[28] Les exemples précédents parlent d’eux-mêmes, mais j’y ajouterai l’anecdote terrible du philosophe majorquin Ramon Lull, inventeur d’une imparable machine logique à démontrer la vérité de la religion chrétienne. Nanti de son sésame (du moins le croit-il), Lull s’en va évangéliser l’Afrique du Nord en 1315, persuadé, à juste titre, de la valeur de son invention. Seule contrariété dans le bel ordonnancement de son ouvrage : l’échec imprévu de l’évangélisation, qui découlera, non d’une erreur de programmation conceptuelle, mais de sa terrible et accidentelle (c’est-à-dire : imprévue) lapidation, perpétrée par des riverains musulmans que les desseins prosélytes du philosophe avaient poussés au comble de la furie[29]. La cruauté est à entendre, non comme sadisme, mais, précisément, absence de finalisme humain.

Les anecdotes abonderaient en ce sens, mais il faut s’arrêter. J’en profite au passage pour remarquer le rôle majeur que joue l’anecdote dans le style de Rosset, en ce qu’elle permet souvent, à égale proportion avec les références littéraires, d’illustrer ses thèses, en l’occurrence l’insignifiance du réel. L’importance de l’anecdote s’explique aussi par le statut de l’humour : quel meilleur moyen que l’anecdote de susciter le rire ? Mais aussi quel meilleur moyen de faire sens à l’absence de sens ! L’anecdote sert aussi de plus fidèle témoin à la véracité du réel, en ce que la philosophie de Rosset reconnaît expressément l’existence du réel indépendamment de la représentation. L’anecdote serait de ce point de vue à la philosophie ce que le rire est à la vérité.

Autrement dit : le rire explique pour partie la construction des livres de Rosset. Leur légèreté et leur concision sont motivées par le projet philosophique très particulier de leur auteur, qui n’est pas de faire sens, mais d’éclairer les limites et la déroute du sens confronté au réel. Pour illustrer l’originalité de cette écriture, je citerai sa réponse à une question de Sébastien Charles : « Une critique qui pourrait m’être faite et qui ne me causerait aucun déplaisir, puisqu’elle montrerait que la personne a compris, sinon le message, du moins ma manière de procéder, serait de dire que mes livres ne sont que des citations mises bout à bout et agrémentées d’un propos personnel. Mes livres sont effectivement courts et la plupart du temps ce n’est pas moi qui parle… J’aime beaucoup Luciano Berio qui fait en musique des collages de partition différentes. »[30] Je verrais pour ma part dans la technique du collage une approche technique et stylistique du sens qui réfute le finalisme au profit de la parole éclatée et protéiforme – l’éclatement du sens ne signifiant nullement la contradiction du propos.

Il est éclairant que l’humour des anecdotes qui servent à démonter le sens. Ainsi, dans Loin de moi, de la longue et haletante histoire du fils d’un imprimeur qui, par respect pour la mémoire de son père disparu, obéit à son injonction de ne pas approcher d’une « épaisse enveloppe cachetée (…) portant la mention A ne pas ouvrir », jusqu’à ce qu’il se rende compte de sa méprise cocasse en comprenant que « l’enveloppe mystérieuse contenait une centaine d’étiquettes identiques sur lesquelles était imprimée la mention qui figurait sur l’enveloppe : A ne pas ouvrir. »[31]

L’anecdote sert les différentes variantes du naufrage du sens. J’en discerne une première dans la cruauté sus-mentionnée. Ainsi de l’anecdote de l’élève amoureuse de son professeur et persuadée de sa flamme réciproque « malgré les paroles sarcastiques et souvent fort blessantes par lesquelles celui-ci coupait court à chacune de ses interventions ». « A chaque fois qu’il lui arrivait d’essuyer une semblable rebuffade, elle ne manquait pas de se retourner vers nous avec un air de triomphe, semblant nous prendre à témoins et nous dire : « Vous voyez bien que je ne rêve pas : il m’aime. »[32] Autre variante : la grand-tante de Swann se refusant à concevoir que son petit-neveu vive « dans un monde d’un haut niveau social et artistique ». A chaque nouveau témoignage attestant de ces relations devenues insoutenables, elle persiste et signe dans son déni farouche en rayant « de la liste du grand monde » « toute personne dont on serait forcé d’avouer qu’elle fréquente Swann. »[33]

La cruauté dont il est ici question évoque la méchanceté crapuleuse, dont Françoise, la cuisinière de La Recherche offre un exemple aussi éclatant que délectable : « Emue à en sangloter par les souffrances d’une fille de cuisine malencontreusement engrossée et coliqueuse, Françoise retrouve vite ses esprits et sa hargne pour hurler à l’intention de la famille qu’elle feint de croire partie mais qu’elle sait parfaitement être encore à portée d’écoute : « Elle n’avait qu’à ne pas faire ce qu’il faut pour ça ! ça lui a fait plaisir ! qu’elle ne fasse pas de manières maintenant ! faut-il tout de même qu’un garçon ait été abandonné du bon Dieu pour aller avec ça ! » Françoise gagne ici sur tous les plans : gentille elle est, et tout le monde pourra en témoigner ; méchante elle n’est pas, puisque les propos infâmes qu’elle tient sont censés n’être destinés à aucun auditoire, et tant pis si celui-ci se trouve en prendre la douche de plein fouet. »[34]

On remarquera que cette manière perverse de gagner sur tous les fronts est drôle parce qu’elle force le sens et éclaire à rebours sa vanité. Outre la cruauté, l’anecdote sert également l’insolence, qui après tout illustre aussi la cruauté du réel. Rosset se réclame justement dans Franchise postale des « mots décapants » de Voltaire (dont il condamne par ailleurs la superficialité philosophique). Là encore, on peut considérer que l’insolence affecte le sens et le sérieux. L’insolence de l’écriture rossettienne saute aux yeux. Ne déclare-t-il pas dans Le Monde de l’éducation privilégier le bon mot à la bienséance ? Dans En ce temps-là, il règle son compte à Althusser en dénonçant sa folie : « [Selon A.], la compréhension véritable de l’histoire, qui suppose la connaissance de Marx et de Lacan, demande aussi une compréhension approfondie des mathématiques modernes, de Heidegger et de nombreux autres auteurs dont Hölderlin et Mallarmé. Du sérieux boulot supplémentaire pour nos ouvriers. »[35] Le comique ne tient pas seulement à l’invraisemblance de l’exigence (comprendre Lacan n’allant pas de soi !), mais à l’effondrement du sens qu’implique cette proposition illustratrice de la folie qui enserre Althusser dans sa toile. Loin de se révéler polémique (ou secondairement), elle témoigne de l’absurdité de ceux qui aspirent à faire sens universellement.

Le meilleur témoignage de l’arme que constitue l’insolence réside tout entière dans l’Essai sur Teilhard de Chardin qui suit la Lettre sur les chimpanzés. Ce n’est pas un hasard si Rosset, en dressant la satyre de Teilhard, règle son compte au roi du finalisme (accessoirement chrétien) : « L’?uvre difficile de Jean-Paul Sartre, les méditations métaphysiques si complexes d’Albert Camus, n’ont-elles pas permis de s’assurer l’audience quasi universelle à laquelle elles étaient promises ? Il serait désolant que le plus grand nombre (…) continue à se tenir à l’écart des merveilles encore plus grandes de la philosophie teilhardienne. » « C’est à Teilhard que l’on doit la découverte prodigieuse qui est venue bouleverser soudain tourte notre façon de sentir et de penser, en une révolution spirituelle analogue – quoique infiniment plus profonde – à celles que les théories de Newton ou d’Einstein avaient accomplies dans notre représentation scientifique du monde. Cette découverte teilhardienne peut s’exprimer brièvement en une très simple formule : « Le monde est en marche », c’est-à-dire qu’il se dirige sans cesse du passé vers le futur. »[36] « Depuis tout le temps qu’on s’y dirige, cette « Terre finale » où nous nous réunissons dans le bonheur, ce « point Oméga » qui marquera la fin de nos peines, ce « milieu divin » où nous pourrons baigner à l’aise et nager dans la joie, ne sauraient être encore bien loin. (…) Le but est d’ailleurs peut-être plus proche qu’on ne le pensait : le révérend père ne confiait-il pas à un ami, en 1934, que « le Milieu divin, c’est exactement moi-même ? »[37]

Je pourrais multiplier à profusion les exemples de destruction du finalisme mystique prêté ici à Teilhard de Chardin. Tous convergent vers l’idée d’un Sens anthropomorphique succombant aux assauts du non-sens incarnés par l’ironie. Dans un esprit voisin, la destruction du sens s’exprime dans le ridicule[38]. J’en vois un délicieux exemple dans le « narcissisme à nuance gâteuse »[39] que Rosset décèle lors de la conférence que Gabriel Marcel tint au colloque des cinquante ans de « Kierkegaard vivant » organisé par l’UNESCO à grands frais : « Après s’être débarrassé en quelques lignes initiales de Kierkegaard (« Pour autant que je puisse faire l’inventaire des influences qui se sont exercées à l’origine sur le développement propre de ma pensée, celle de Kierkegaard me paraît inexistante »), [Gabriel Marcel] s’étendait dans des considérations ne concernant que ce qu’il appelait sa propre « pensée » et sa propre « ?uvre » : à savoir, si son théâtre était en fin de compte plus important que sa philosophie, vice versa ; comment on pouvait, de manière plus générale définir son ?uvre à lui, Gabriel Marcel ; venaient aussi des questions plus annexes : préparait-il – lui Gabriel Marcel, encore une fois – la licence de philosophie en 1906 ou 1907, avait-il reçu du père de Lubac le conseil de lire tel livre à la fin de l’année 1940 ou bien plutôt au début de l’année 1941 ? ».

A noter la proximité qui unit ces catégories les unes aux autres. Ainsi l’insolence mouche-t-elle la folie d’Althusser (folie dont on notera qu’elle fut aussi homicide, fait divers – c’est-à-dire, et aussi, banal entre tous – à rapprocher du non-sens mortifère constaté dans le Titanic ou l’homme-oiseau), mais aussi celle d’Artaud : « Je trouve une illustration assez plaisante de cette répétition de l’erreur, qui suit comme son ombre la dénonciation de la même erreur, dans un passage de la correspondance d’Antonin Artaud, qui fait suivre une sévère réprimande au pape (« guerre à toi, Pape, chien ») d’une immédiate soumission au Dalaï-Lama (« Nous sommes tous tes fidèles serviteurs, ô Grand Lama, donne-nous, adresse-nous tes lumières ») »[40]. Dans les deux cas, le non-sens dissout deux sens assez voisins et qui ont pour dénominateur commun de tourner autour de l’amour universel – marxisme scientifique chez Althusser, attente du nirvana bouddhiste chez Artaud.

Toutes ces illustrations convergent pour dénoter l’absurde, dont il n’est nul besoin d’établir la parenté avec le non-sens. Ainsi du capitaine barbu amant d’une locataire de pension dont l’accès se trouve strictement refusé aux hommes, et qui, surpris en flagrant délit incontestable de désobéissance au règlement par la propriétaire, ne trouve rien de mieux, « après avoir poliment soulevé le bord de sa casquette et ôté la pipe de sa bouche, que de déclarer ceci qui dépasse en invraisemblance tout ce qu’ont pu imaginer Feydeau ou Courteline : « Je suis la bonne »[41]. Notons que Rosset prend soin de certifier l’authenticité de cette anecdote. Dans la page précédente, Rosset se référait à une scène de Baisers volés de Truffaut dans laquelle le « jeune Antoine pénètre par mégarde dans une salle de bains où il surprend l’épouse de son patron entièrement nue. « Oh pardon, monsieur, », bredouille-t-il avant de s’éclipser en toute hâte ». Il y aurait également le père déclaré fervent végétarien et surpris par sa fille au moment où il ingurgite une impressionnante pièce de b?uf, mais je ne retrouve plus le passage en question.

Toujours est-il que je laisse à Rosset le soin d’interpréter de lui-même les anecdotes qu’il convoque : « Le point commun à tout ce genre de formules est un coefficient de signification nul. Elles pourraient être remplacées par tout et n’importe quoi. »[42] Dans le Démon de la tautologie, « une anecdote drolatique, que je tiens de Gilles Deleuze qui assistait à la scène, me semble illustrer à merveille la nature de ce paradoxe (parler sans comprendre[43]) qui est selon moi le paradoxe central de la pensée de Wittgenstein. Lors d’une soutenance de thèse (…), un membre du jury demanda au candidat [épuisé] : « Naturellement, monsieur, vous parlez couramment l’allemand ? » Face à cette question-traquenard, le candidat, qui perdait pied, improvisa une réponse stupéfiante : « L’allemand ? Je le parle, bien sûr – mais ne le comprends pas. »[44]

Il me semble d’ailleurs que la portée comique à l’?uvre chez Rosset ait toujours matière à partir avec le loufoque. J’en veux pour preuve l’histoire de cette « universitaire de renom, qui devait présenter à l’auditoire un conférencier répondant au nom malheureux de « Petit du Taillis ». [Il] crut bon de s’amuser à ses dépens en annonçant un M. « Menu du Buisson », sans s’aviser qu’il s’exposait lui-même à quelque fâcheuse contre-attaque. Ce lapsus, apparemment involontaire, qui mit la salle en joie, joue sur un effet purement pléonastique (menu=petit, buisson=taillis). La réplique (…) jouait du même effet. Disons seulement qu’il s’agissait de quelque chose du genre « Merci, M. de Jolicul » au lieu de « Merci, M. de Beauséant. »[45] On remarquera que le nom, symbole de l’identité, se trouve battu en brèche par le jeu de mots qui en montre l’arbitraire.

Reste le thème de la bêtise, que la folie autant que l’absurde questionnent, et dont Rosset note, à maintes reprises, qu’elle est plus débauche d’activité que paresse d’esprit ou incompréhension (selon le précédent de Bouvard et Pécuchet). On pourrait y associer la vulgarité prodigieuse et insensée de Séraphin Lampion dans Les Bijoux de la Castafiore de Hergé : « Notez que je ne suis pas contre la musique, mais franchement, là, dans la journée, je préfère un bon demi. »[46] L’heureuse mention de la musique rappelle que Rosset en fait sa métaphysique personnelle, en lieu et place du finalisme que cette dernière induit. Le plus troublant est que Rosset propose de remplacer pour les besoins de son thème (la bêtise en l’occurrence) le terme de musique par celui d’intelligence, souvent considérée comme l’instance régulatrice du sens.

L’intelligence aurait-elle davantage de pouvoir, pour sauver les meubles, que le sens, d’apparence soudain bien fragile[47] ? Telle pourrait être la question (fausse) présente en germe dans l’examen de la grandiloquence[48]. Est-ce une pure coïncidence si l’essai[49], qui se situe dans la partie Approximations du réel, est, de loin, le plus drôle de l’ouvrage[50] ? La grandiloquence exprime, par son effet de boursouflure, le « brouillage du réel »[51]. Elle est un moyen d’éloigner le réel par l’entremise de la parole outrancière. Je ne m’attarde sur cette étude de la grandiloquence que pour retenir l’une des conclusions que Rosset tire de son sujet : « La grandiloquence apparaît ainsi comme une parole privée de rapport avec ce dont elle parle : elle parle bien, mais « parle de riens[52] » (…), telle une parole qui aurait été donnée à l’homme non seulement pour déguiser sa pensée, mais encore, de manière plus générale, pour mettre toute réalité à l’écart, le bruit des mots y assourdissant la rumeur du réel »[53].

La grandiloquence donne de l’humour sa fonction ontologique : la définition du réel comme le « rien » par opposition à l’Etre recèle de la dynamite, ainsi que Nietzsche se serait plu à l’exprimer. L’humour détruit le discours convenu en ce qu’il rappelle à tout tenant de l’ordre, non l’anarchie, mais la valeur ontologique de l’ordre quel qu’il soit. L’humour détruit le sens dans la mesure où il oppose à la construction du sens le rien du réel. C’est pourquoi l’humour engendre tant de haine et surtout de ressentiment : c’est qu’au fond il rappelle toujours, et le plus souvent à contrec?ur, les prétentions controuvées du sens à s’imposer comme fondement, principe ou finalité au réel. Jusqu’à plus ample informé, la valeur du sens ne concerne que l’homme et dans une dimension de finitude et de relativité quelque peu humiliantes. C’est peut-être ce qui pousse Rosset à citer Artaud, pour qui « toute l’écriture est de la cochonnerie. »[54]

J’aimerais pour le moment remarquer le caractère drolatique des anecdotes convoquées par Rosset dans le florilège arbitraire et, je l’espère, point trop partial et partiel, retenu. La première anecdote est de nature historique et concerne le retour politique du général de Gaulle en 1958. Le catastrophisme émanant du jugement d’illustres esprits de l’époque se révèle cruel pour leur réputation. Ainsi d’André Pieyre de Mandiargues diagnostiquant « dans la Constitution de 1958 « une inversion de toutes les valeurs naturelles » ; ou de Pierre Klossowski qui n’hésite pas à incriminer le Péril Jaune : « Le retour du général de Gaulle était, à l’en croire, un symptôme de « notre lente absorption par des communautés afro-asiatiques » et de « la prise en main de cette partie de l’Occident que nous sommes par les peuples de couleur »[55].

Sans qu’il soit utile d’ajouter le moindre commentaire pour préciser la pertinence de cette conception, l’anecdote trouve son corollaire complémentaire dans la référence artistique, qu’elle soit littéraire, pictographique, musicale ou issue de la bande dessinée. Rosset l’explique à sa manière : « Je ne vois pas en quoi ce serait amoindrir Heidegger que de le faire succéder ou précéder par Hergé. »[56] J’ajouterai que dans un autre entretien, accordé au Monde de l’Education cette fois, Rosset décèle chez les grands écrivains d’immenses connaisseurs de la nature humaine, à même de nous éclairer sur des facettes de l’homme ou du réel méconnus ou inconnus (volontairement ou non). La référence littéraire sert l’humour dans la mesure où elle comporte une certaine insolence (et une insolence certaine). Surtout quand elle illustre des cas de grandiloquence.

Ainsi de l’incipit célèbre des Confessions de Rousseau[57]. Ainsi, surtout, du cas, moins illustre, mais plus délectable, de Julien Green, annonçant comme un événement prodigieux et mémorable l’envie, banale entre toutes, de « sortir »[58]. « L’effet de grandiloquence, ici, se signale par un effet comique qui illustre la figure classique de l’attente trompée. »[59] L’enflure de la grandiloquence révèle à rebours l’humiliation du sens, contraint, comme un parvenu ou un arriviste, de se faire passer pour ce qu’il n’est pas, pour simplement être. Comble de l’humiliation, le sens, du moins celui commun, se révèle aussi courageux et impavide qu’une girouette (surnom infamant dont on gratifie notamment les politiciens prêts à tout pour jouir du pouvoir). Rosset a beau jeu de rappeler les voltes-faces ubuesques qui accompagnèrent le retour de Napoléon de l’île d’Elbe en mars 1814 dans les titres de la presse, en particulier ceux du Moniteur, dont la pérennité ne se releva peut-être pas de cette duplicité impayable. On passe en effet, dans l’édition du 9 mars, de : « Le monstre s’est évadé de son lieu d’exil. » à : « Bonaparte avance à marches forcées, mais il est impossible qu’il atteigne Paris. » le 19 mars, pour finir par : « Hier soir, S.M. l’Empereur a fait son entrée publique, il est arrivé aux Tuileries. Rien ne peut dépasser la joie universelle. » le 22 du même mois. Qu’ajouter de plus perspicace pour démonter que la versatilité du Moniteur n’est qu’un cas éclairant et particulier du cas général de la versatilité du sens et de la dissociation entre le sens et le réel ? On remarquera que ces exemples, savoureux comme à chaque fois que le sens défaille, laissent apparaître en filigrane des fragments indépendants du réel. L’asensé réapparaît derrière la volonté totalitaire et totalisante du sens, un peu comme la forêt derrière l’arbre qu’il prétend représenter abusivement et c’est ce décalage qui est à la source du comique. Comment ne pas mourir de rire devant le cas extravagant d’un arbre se présentant comme la forêt ?

Laissant le lecteur aux prises avec cette terrible et grave question, j’en finis avec l’humour en m’attachant à l’élucidation du burlesque tel que Rosset l’apprécie dans ses Propos sur le cinéma, où il prend le parti d’Hellzapoppin, Jacques Tati ou des films de Sennet, Langdon et Linder, contre ceux de B. Keaton, qui « viennent ensuite », parce qu’ils ne distillent plus seulement « un comique à l’état pur, dénué de tout message et ne donnant rien à penser, qui déclenche le rire de manière automatique et quasiment physique. »[60] C’est très logiquement que Rosset se montre « imperméable » aux productions des Marx Brothers ou de Laurel et Hardy en ce qu’elles affirment « un sens que les films qui les précèdent avaient justement pour effet d’éliminer. »[61] Le burlesque se voit attribuer la fonction de « suggérer un non-sens fondamental », non « d’exhibe[r] un sens et [de] donner leçon sur ce qui est de la stupidité des guerres et de l’agressivité humaine. »[62] Quelques pages plus tard, Rosset explicite les rapports entre burlesque et philosophie : « Le burlesque met à mal le sens, ou du moins l’aspect fragile et anthropomorphique de ce que nous concevons, ou croyons concevoir, comme sens. »[63] Et Rosset de citer les philosophes l’ayant « aidé à éclaircir la nature de son affinité avec le non-sens »[64], soit Lucrèce, Montaigne, Spinoza et Schopenhauer. On notera au passage que le sens est conçu comme sens humain, et non comme sens universel, ce qui fait, je le répète, et à mon sens, de Rosset plus un sceptique qu’un matérialiste. Rosset achève sa démonstration en se demandant « pourquoi l’évanouissement du sens provoque à la fois rire et plaisir. Je ne puis formuler à ce sujet que l’hypothèse selon laquelle le sens, qu’il soit d’ordre intellectuel ou qu’il relève d’une sorte d’entente sociale, est comme un fardeau qui pèse quotidiennement sur nos épaules, et que sa mise entre parenthèses suscitée par le burlesque en permet une délivrance provisoire : vacance du sens, vacance tout court. »[65]

C’est dire à quel point le sens touche au point névralgique, soulevé notamment dans le Démon de la tautologie, de savoir comment le langage peut atteindre le réel sans le déformer – autrement justement que par la tautologie. Il se pourrait fortement que l’usage de l’humour réponde pour Rosset à une nécessité d’exprimer l’inexprimable, à savoir le non-sens, et appartienne à la catégorie du « beau langage » qui dit le réel et ne le manque pas, comme c’est le cas de la grandiloquence et du double. Cela expliquerait que Rosset « accorde autant d’attention à la qualité de la langue qu’à la vérité qui peut s’y énoncer »[66] et que, quand il avoue s’amuser « beaucoup en écrivant, au point de piquer parfois de vrais fou-rires »[67], il faille en inférer que le style humoristique va de pair avec l’exigence, philosophique, d’exprimer le non-sens. Pour ne pas en finir sur ces considérations trop graves et lourdes de sens, je laisserai à Rosset le mot de la fin : « Il est assez curieux que la langue espagnole (…) ait inscrit au c?ur de son vocabulaire une différence entre deux expressions du verbe être, ser et estar (…). Car cette différence est au fond complètement étrangère au tempérament espagnol. (…) Point de ser qui ne doive son existence à l’intercession d’un estar en quoi il s’accomplit et se résume. L’être réside en sa propre façade, qui constitue son indéniable mais unique superbe ; au-delà du décor, rien que le néant[68]. (…) C’est pourquoi toute chose existante est instinctivement perçue, en Espagne, comme à la fois et instinctivement tragique et bouffonne. Tragique puisque réduite à son état apparent qui ne lui assure qu’une parade misérable et inconsistante. Mais aussi bouffonne, pour exactement la même raison. Contrairement à ce qu’on pense souvent, notamment en France, le peuple espagnol est peut-être celui du monde qui se prend le moins au sérieux. Témoin ce gentilhomme espagnol qui ordonne de faire graver sur sa pierre tombale, à la suite de l’intitulé de ses principaux noms et titres de gloire, encombré des redondances habituelles en forme de y et de de qui font sourire l’étranger (Romero de Romero y Romero), cette indication finale et caractéristique : y nada – et rien. »[69]



[1] Cité en exergue au Démon de la tautologie.

[2] Dont Rosset dit, dans son Introduction au Monde comme volonté et représentation, PUF, 2004 : « Schopenhauer est un philosophe insolite par excellence, apparu sans qu’on sût d’où il venait, tel ce « calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur », dont parle Mallarmé,, au moment où l’idéalisme battait son plein. On dirait un voyageur disposant d’une machine à naviguer dans le temps et l’espace et qui aurait choisi, pour y faire halte, le pire endroit et le pire moment »

[3] A cet égard, l’analyse que Rosset dresse de l’accueil réservé à la lecture de Nietzsche dans ses Notes sur Nietzsche me paraît viser au plus juste : en gros d’encenser Nietzsche pour mieux l’ignorer.

[4] Où l’on verra que manquer ce sérieux vaut mieux que manquer le réel.

[5] Notes sur Nietzsche, in La Force majeure.

[6] Il s’agit de Dominique Tyvaert, professeur de philosophie au lycée Poincaré de Nancy.

[7] A l’inverse, George Sand décrite comme la grosse vache laitière de la littérature française est, à mes yeux, du meilleur effet.

[8] Bien que je ne parvienne à mettre la main sur la référence, Rosset remarque quelque part que toute querelle sur la forme recèle une querelle quant au fond, et que le fait de prétendre qu’une crapule est dans le fond bien intentionnée relève de la manipulation hallucinatoire, frappée au coin du double. Les exemples de cette duplication abondent.

[9] N’est-ce pas le Divin Marquis qui conclut l’inexistence de Dieu de sa haine envers Dieu, après l’avoir couvert d’insultes à longueur de pages ?

[10] Franchise Postale, p.83.

[11] Les deux mentions d’humoristes que j’ai relevées dans l’?uvre de Rosset concernent Devos et Fernandel. Elles signalent dans les deux cas deux illustrations de destruction du sens, in Loin de moi et le Démon de la tautologie.

[12] Ibid., p.82.

[13] Ibid.

[14] Ainsi que l’aurait formulé Brassens.

[15] Propos sur le Cinéma, p.12.

[16] In Le Choix des mots.

[17] Ibid., p.127.

[18] Ibid, p.127.

[19] Ibid, p.128.

[20] Ibid, p.130.

[21] Ibid, p.132.

[22] Ibid., p.133.

[23] Ibid, p.134-135.

[24] Cinq Petites Pièces Morales, p.85.

[25] Schopenhauer, Aphorismes sur la sagesse dans la vie, p.24.

[26] Dans ses Propos sur le cinéma, Rosset déclare à ce propos : « Il y a pour moi plus de profondeur dans Chabrier que dans Beethoven. Moins de vulgarité aussi, contrairement à ce que pensent beaucoup et que résumait ainsi un critique de l’époque : « M. Chabrier a toujours rêvé de s’élever, tel Wagner, jusqu’aux hauteurs du Graal ; mais il s’est toujours arrêté au Moulin Rouge. »

[27] C’est moi qui souligne.

[28] P.118.

[29] Principes de sagesse et de folie, p.33.

[30] La philosophie française en question.

[31] P.36.

[32] Principe de Cruauté, p.65.

[33] Ibid., p.61.

[34] Principes de Sagesse et de Folie, p.86.

[35] P.40.

[36] p.74-75.

[37] p.81.

[38] En exergue à son Essai, Rosset cite Pascal, Xе Lettre provinciale : « Il y a deux choses dans les erreurs : l’impiété qui les rend odieuses, et l’impertinence qui les rend odieuses. »

[39] Le Réel, p.111.

[40] Le Démon de la Tautologie, p.83.

[41] Principes de Sagesse et de Folie, p.29.

[42] Ibid, p.29.

[43] C’est moi qui souligne.

[44] Le Démon de la Tautologie, p.56.

[45] Ibid., p.25.

[46] Principes de Sagesse et de Folie, p.43.

[47] C’est aussi ce qui fait l’essentiel de sa force.

[48] In le Réel.

[49] Je ne mentionne pas l’essai sans arrière-pensée. A mes yeux, l’écriture de Rosset se rapproche de celle de Montaigne, à tel point que si je devais, question quelque peu superfétatoire et puérile, retenir l’auteur qui me semble le plus proche de Rosset, je choisirais sans peine Montaigne, n’hésitant pas à surnommer Rosset le « Montaigne du vingtième siècle » (toute intention pompeuse et ridicule mise à part, je le répète).

[50] Dont l’importance est pour moi supérieure à celle du Réel et son double.

[51] Le Réel, p.99.

[52] C’est moi qui souligne.

[53] Ibid, p.95-96.

[54] Ibid, p.115, in ?uvres complètes.

[55] Le Réel, p.98.

[56] Entretiens avec Daniel Charles, p.293.

[57] Le Réel, p.84 : « Je forme une entreprise… »

[58] Ibid., p.85, in Jeunesse.

[59] Ibid., p.86.

[60] Propos sur le Cinéma, p.45.

[61] Ibid.

[62] Ibid.

[63] Ibid., p.48.

[64] Ibid.

[65] Ibid., p.49.

[66] Ibid., p. 35.

[67] Ibid.

[68] C’est moi qui souligne.

[69] L’Espagne des apparences, p. 151-154.

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