Ce texte a été écrit dans le cadre d'un cours de M. Worms sur "les problèmes et moments philosophiques du XXe siècle en France". Il va de soi que je ne prétends aucunement subsitituer ces textes à la lecture de La Force majeure, ni résumer de façon exhaustive son contenu. Il s'agit d'un travail problématisé qui insiste sur certains points et en élude d'autres. Il est donc préférable de lire le livre. Mais ces notes peuvent servir d'introduction, ou de prolongement ou être prises comme telles. Je réponds ou tente de répondre à une question précise sur le statut du Nietzsche de Rosset, je n'ai ni l'intention ni la prétention en ces quelques pages de TOUT dire de ce Nietzsche.
L’œuvre de Clément Rosset est tout entière traversée par une inspiration nietzschéenne que son auteur lui-même ne cesse de réaffirmer. Il n’est pourtant pas inutile de se demander si Clément Rosset adapte Nietzsche à ses propres intuitions ou s’il découvre en Nietzsche la source de ces mêmes intuitions, comme à la fois une caution et une inspiration philosophique. Et l’enjeu n’est pas mince, car à penser que Clément Rosset n’adapte pas Nietzsche mais le prolonge il serait permis de voir en Clément Rosset l’un des éminents représentants actuels de la pensée nietzschéenne. Soyons plus scrupuleux : Clément Rosset serait peut-être l’un des rares héritiers sincères de Nietzsche, étant entendu cependant que Nietzsche lui-même se défendait de chercher des héritiers. Clément Rosset est donc un nietzschéen précieux car rare et se distinguant justement d’un certain nietzschéisme, dominant à partir des années 1960. L’ouvrage qui nous intéresse particulièrement ici est La Force majeure[1], publié en 1983. Nous tenterons, dans le cadre de notre cours, de replacer ce livre dans le « moment 1980 », c’est-à-dire de se demander s’il est permis de l’inscrire dans la rupture qui le sépare du « moment 1960 ». La ligne de rupture, parmi d’autres, qui nous intéresse ici est illustrée notamment par la polémique « de surface » lancée par des ouvrages tels que La Pensée 68[2] ou plus tard Pourquoi nous ne sommes pas nietzschéens[3], livres qui, dans leur simple projet nous sont d’un utile rappel dans la mesure où ils ne sont pas tant une critique de Nietzsche que du nietzschéisme irrationaliste et immoraliste ambiant de l’époque. Cette polémique contient donc sa part idéologique, voire politique, mais aussi philosophique, au moins par son intention de penser « avec Nietzsche contre Nietzsche ». Car c’est à un certain détournement peu ou prou idéologique de Nietzsche que s’en prennent ces ouvrages ; confrontation donc de deux idéologies concurrentes (la raison et l’universalisme contre le soupçon et l’antihumanisme. Le même et l’autre de Vincent Descombes (co-auteur du Pourquoi…)[4] est également significatif d’un basculement dans la pensée française, d’une espérance d’une revanche de l’objet et de la raison sur le sujet perspectiviste. Clément Rosset ne participe pas directement de cette polémique. Certains indices nous permettent cependant de jeter des ponts entre l’anti-nietzschéisme et le nietzschéisme original de Rosset. Tout d’abord observons que dans le Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale[5], à l’article « nietzschéisme », rédigé par Philippe Raynaud (lui aussi dans le Pourquoi…) il est fait mention des « notes sur Nietzsche » dites lumineuses de Clément Rosset. L’auteur de l’article indique avec cet ouvrage un renouveau des études nietzschéennes en France en décalage avec les décennies précédentes. Rosset y fait figure d’isolé lumineux, à la fois donc en rupture avec le moment précédent et en position irréductiblement originale par rapport à la philosophie française. Aussi concise soit-elle, l’analyse de Nietzsche par Rosset ne saurait être ignorée et est révélatrice de la situation ambiguë de l’auteur dans la pensée contemporaine. Enfin, et c’est ce qui le distingue des commentateurs faisant autorité, à part dans La Force majeure, Rosset ne consacre jamais ses pages à un véritable commentaire de Nietzsche. Il s’y intéresse pourtant dès le départ, mais plus en interprète et porte-parole original qu’en universitaire. Son premier livre, La Philosophie tragique[6], paru en 1960, est directement inspiré de La Naissance de la tragédie. Livre de jeunesse, il n’en est pas moins porteur d’une intuition que Rosset ne lâchera pas et ce ne cessera de travailler comme l’opérateur central de toute sa philosophie. Nietzsche est donc dès le départ avec Rosset. Les « notes sur Nietzsche » parviennent-elles à garder suffisamment de distance par rapport à leur sujet ? Que signifient-elles pour Rosset et pour Nietzsche, notamment pour l’avenir de Nietzsche ?
1. Un nouveau nietzschéisme ?
Nous l’avons noté, Clément Rosset saisit l’occasion de parler de Nietzsche pour à la fois révéler son inspiration et rendre justice à un Nietzsche qu’il estime maltraité par les commentateurs, le plus souvent nietzschéens. En somme on ne fait ni les bonnes critiques ni les bons éloges au philosophe allemand. Les « notes sur Nietzsche » ne sont en aucun cas en rupture avec les pages qui précèdent et donnent son titre à l’ouvrage. C’est un livre sur la joie et il n’est pas question d’inscrire Nietzsche en marge de ce thème, bien au contraire. Les quelques pages consacrées à Cioran en fin de livre ne dérogent pas à cette volonté d’unité, Cioran y apparaît comme une sorte d’antithèse de la jubilation rosséto-nietzschéenne. L’Avant-propos des « notes » n’a quant à lui d’autre but de nous dire que l’on n'a encore jamais vraiment rendu justice à Nietzsche et que nombre de contresens portant sur sa pensée en font un auteur soit fort peu recommandable, soit érigé au rang d’étendard de pensées diverses qui ne sont pas vraiment plus exemptes d’idéologie que les mystifications qu’elles prétendent démystifier. Le Nietzsche démystificateur aurait ainsi été victime d’un travestissement destiné à le plier aux exigences d’une philosophie propre à chaque commentateur (« théologie de l’érotisme » chez Bataille, « destin moderne de l’hégélianisme » chez Blanchot, « dérobade (ou « différance ») de la vérité » chez Derrida) – Rosset ne se défendant jamais de tomber dans ce travers, tant il lui paraît, semble-t-il, évident qu’il élucide une pensée plus qu’il ne l’incorpore. Une des trahisons posthumes de Nietzsche, celle des décennies récentes, consiste selon Rosset à « prétendre que Nietzsche n’a jamais rien écrit ni pensé, mais qu’en cette lacune réside paradoxalement l’essentiel de sa force et de sa finesse, ainsi que la raison de son influence actuelle ». Philosophe d’autant plus qu’il n’est pas philosophe, grand interprète d’autant plus qu’il n’interprète ultimement rien, ainsi que nous le laisse entendre l’exposé de Foucault sur la régression infinie de l’interprétation au colloque de Royaumont. Rosset impute cette aseptisation du propos nietzschéen au fait que toute philosophie radicalement affirmatrice (Lucrèce, Spinoza notamment) est proprement inadmissible, et non pas seulement « intempestive » et « inactuelle ». La force de Nietzsche est d’être « infréquentable » comme le titrait en 2004 un numéro du magazine L’imbécile dans lequel Clément Rosset rédigeait justement un article.
Clément Rosset, quoiqu’il en participe par un certain scepticisme et une certaine pensée de la singularité, est en rupture avec le "moment 1960". Car « toute la modernité philosophique et littéraire bruit en France du nom de Nietzsche, et qu’il n’est pourtant rien de plus étranger à cette modernité que la pensée nietzschéenne (…) l’idée que la grandeur de Nietzsche provient de ce qu’il n’est justement pas un grand penseur peut apparaître comme très caractéristique de notre modernité. » Nietzsche apparaît ainsi comme un symptôme exemplaire d’objet réel inacceptable, « en tant que témoin de l’autre et figure du vide » , autant dire comme double d’un Nietzsche réel , double que Clément Rosset est bien placé pour critiquer puisque tel est l’objet de toute son œuvre. Ainsi refuse-t-il de « dire que la présence est à jamais absente ou différée, que l’objet du désir n’est pas à chercher en lui-même mais plutôt dans tout ce qu’il n’est pas… ». La Force majeure doit donc être comprise dans une optique rossétienne : aussi lucide soit-il, cet ouvrage n’en est pas moins fondé sur une certaine optique de Rosset et une certaine lecture des auteurs modernes. Cela ne nous empêche pas d’adhérer à l’interprétation puisque tel est l’unique régime de discours possible sur Nietzsche comme le montre par exemple bien Deleuze dans Nietzsche et la philosophie.
Nous n’analyserons pas en détail toutes les « notes », mais les quelques points de basculement qui nous autorisent à inscrire Rosset dans une ligne de rupture d’avec le moment 1960. La première note est essentielle. Intitulée « Béatitude et souffrance », cette note est exemplaire du caractère unitaire assigné à la joie et au tragique.
a) La béatitude (Seligkeit)
Clément Rosset emprunte à Henri Birault[7] le terme béatitude « pour définir le thème central de la philosophie nietzschéenne ». Rosset ne s’embarrasse pourtant pas tant que Birault de précisions lexicales, le terme pouvant être remplacé par « joie de vivre, allégresse, jubilation, plaisir d’exister, adhésion à la réalité ». Reste que Birault ne l’emploie justement pas indifféremment puisque la béatitude y est d’emblée opposée au gai savoir. Il y aurait donc peut-être une béatitude nietzschéenne mais certainement pas au sens où la tradition entend ce terme, aux connotations religieuses. Or Nietzsche plus qu’aucune autre se voulait pourfendeur de la volonté grégaire de bonheur, tout autant que de la béatitude de la sagesse religieuse. Il est donc étrange que Rosset choisisse l’unique terme qui pose autant problème. Mais il est également permis de se demander pourquoi Birault ne fait pas référence (sauf à l’extrême fin de la discussion) à la beatitudo spinoziste. Rosset fait référence dans maints ouvrage à la laetitia comme forme privilégiée adhésion tragique au réel. Jamais n’est analysée la béatitude en tant que telle alors qu’elle pourrait fournir une précision utile. Spinoza nous dit qu’elle « n’est rien d’autre que la satisfaction même de l’âme, qui naît de la connaissance intuitive de Dieu »[8]. Or la connaissance intuitive est la connaissance immédiate des choses singulières. Le gai savoir tel que nous l’expose Rosset n’est quant à lui que l’affirmation jubilatoire de ce qui est, étant entendu que le réel, insaisissable, ne l’est qu’autant qu’il est fait de singularités. Seule une connaissance du singulier ne serait possible. Rosset n’a évidemment pas le même objectif – épistémique – que Spinoza, mais il considère ce dernier comme auteur tragique par excellence. Cette digression spinoziste nous fait pointer en même temps une relative légèreté de Clément Rosset mais surtout un point de vue contestable de Birault. En quel sens ? « La béatitude en elle-même ne se présente jamais comme une introduction, mais comme une conclusion », nous dit Birault. « On peut se demander ce que la béatitude peut bien avoir à faire avec la pensée de Nietzsche ». Les « concepts fondamentaux » de Nietzsche sont selon lui : surhomme, éternel retour, volonté de puissance. « Aucun ne semble avoir de rapport direct avec la béatitude ». Or Rosset estime qu’il n’est plus nécessaire de démontrer, comme Birault, que la béatitude a rapport avec Nietzsche. « C’est plutôt à une tâche inverse que devrait travailler maintenant un commentateur de Nietzsche : montrant au contraire comment ces concepts [« fondamentaux »] s’accordent avec le thème de la béatitude. » Ils ne peuvent être reconnus comme authentiquement nietzschéens qu’autant qu’ils relèvent d’une béatitude absolue et non l’inverse. Celle-ci est donc point de départ – et presque de fondement – et non « conclusion ». Et ces concepts se révèlent secondaires plutôt que « fondamentaux ». Ce renversement rossétien est capital. Car sans nier le rôle de ces concepts chez Nietzsche, il les subordonne à une volonté principielle trop passée sous silence qui est le vouloir-être-joyeux-en-aimant-le-réel. Ce « thème unique » aurait donc eu des variations tardives et hasardeuses (les concepts dits fondamentaux), « au centre d’un livre qui n’existe pas pour n’avoir jamais été écrit » (La Volonté de puissance)! Patrick Wotling[9] parle pourtant d’ « hypothèse le la volonté de puissance », essentielle et posée méthodologiquement dès Par-delà bien et mal (§36). Mais nous n’avons pas le loisir d’approfondir ces questions ; la thèse même de Rosset nous intéresse.
Une distinction de Birault nous laisse sceptique : il y aurait un abîme entre le bonheur (Glück) et la Seligkeit, entre le fortuit et le volontaire, qui est volonté de nécessité. « Ainsi la béatitude nous sauve, elle fait notre salut, nous nous sauvons, nous nous enfuyons, nous ne sommes plus d’ici : phénomène de soustraction, de fuite et de ressentiment, la béatitude veut toujours l’inconditionné, l’absolu, l’éternel, elle refuse, elle récuse la tendre, l’innocente, puérile cruauté du hasard, elle jette le mauvais œil sur toutes les faveurs et défaveurs de l’existence. Elle dit non à la vie ». Nietzsche ne contesterait pas cela, à condition seulement de bien préciser que la béatitude spécifique que souhaite Nietzsche n’est pas non plus fortuite et chanceuse mais justement voulue, rendue nécessaire par l’Amor fati. Le gai savoir et l’Amor fati concilieraient donc le hasard du Glück et la nécessité (changée en fatalité cruelle) de la béatitude. Le gai savoir est le seul moyen d’être bienheureux mais pas au sens d’une béatitude-bonheur paresseuse et éprise d’idéalité. Birault et Rosset peuvent donc s’accorder. Ce dernier n’éprouve pourtant pas autant de difficulté à établir la thèse d’une primauté du bonheur comme joie chez Nietzsche.
L’auteur illustre ensuite cette thèse de plusieurs aphorismes de Nietzsche, notamment tirés du Gai savoir. Il nous montre ainsi le souci permanent de Nietzsche d’un ultra-optimisme, fondé, ou plutôt anti-fondé, sur le hasard et un scepticisme sans précédent. Des précisions sur la conception de la pensée comme digestion nous révèlent ensuite que les bons et les mauvais ruminants n’ont pas les caractères qu’on leur prête habituellement. Il y a « ceux qui ruminent sans cesse mais sans réussir à digérer (cas de l’homme du ressentiment), et ceux qui ruminent et digèrent (cas de l’homme dionysiaque)… On interprète généralement : le mauvais ruminant n’a pas accès au bonheur car il est prisonnier de la pensée du malheur, le bon ruminant accède au bonheur car il surmonte la pensée du malheur, réussit à la digérer. » Or, pour Rosset, le bon ruminant a accès à la fois au bonheur et au malheur, le mauvais ni à l’un ni à l’autre. L’homme du bonheur a accès à tout, l’homme du malheur à rien. La béatitude « implique une profonde et incomparable connaissance du malheur ». Cette pensée faussement triste est le « second registre » de la pensée nietzschéenne, indissociable du premier. Nous pourrions presque nous arrêter ici. Ces « notes » sur la béatitude fournissent l’unique principe de toute la pensée rossétienne : le tragique est condition du bonheur, il n’est même pas malheur puisque le seul malheur est de ne pas réussir à penser son malheur mais plutôt de l’éviter, de le travestir. Les conséquences affectives et éthiques de cette pensée tragique sont tout d’abord de soupçonner les interprétations de Nietzsche qui tendraient à en faire un contestateur ou un homme désirant. Car le propre de la joie nietzschéenne n’est plus le désir, ou la libération mais l’acceptation du réel (dans ce qu’il a de plus inacceptable). La connaissance du tragique « constitue un surcroît de gaieté qui l’emporte sur la souffrance… se présentant ainsi comme un test de la béatitude ».
Deux très belles notes sur la musique viennent illustrer ce fait et montrer que, bien qu’on en parle peu, c’est la musique qui constitue une garantie privilégiée de l’expérience de la béatitude, témoignage empirique de la réalité de la joie au sein même du réel. La quatrième note, « Surface et profondeur », poursuit la réhabilitation d’un Nietzsche plus cruel et moins démystificateur (et en ce sens plus corrosif effectivement) que le Nietzsche des années 1960.
b) Surface et profondeur
A nouveau Clément Rosset cherche ici à se démarquer de « nombreux commentateurs ». La polémique porte sur la question même de la vérité. Nietzsche préfèrerait la surface à la profondeur, et même la parodie de la réalité à la réalité elle-même, au point, comme l’affirme Klossowski de privilégier une « parodie de doctrine » plutôt qu’une doctrine cohérente. Un des mérites de Rosset est de réhabiliter la cohérence et la vérité de la pensée nietzschéenne, comme ensuite Raynaud dans l’article susmentionné[10] ou, de façon très articulée et précise, Wotling. Il ne faut donc pas négliger l’apport de Rosset, même si son ouvrage n’a pas influencé réellement. « Il est certain que Nietzsche a toujours privilégié la surface, l’apparence, la représentation : mais ce moins au dépens de la profondeur du réel qu’à celui de la profondeur illusoire et mensongère attachée par la métaphysique traditionnelle à la notion de « monde vrai » ». Eloge de l’apparence et éloge du réel ne font qu’un car l’espace de la représentation est le lieu unique et précis où se trouvent les choses. La vérité comme fable, cible d’une partie du Crépuscule des idoles, est considérée comme un attentat perpétré contre le réel. On ne saurait pourtant conclure de cela à une fausseté du réel. « La pensée de l’apparence est au fond une vapeur qui se dissipe dès lors que se dissipe aussi cette autre vapeur constituée par l’idée d’un « monde vrai » ». L’ « ontologie » nietzschéenne est donc celle d’un être réduit à son seul paraître, celui-ci ne témoignant aucunement contre la profondeur et la réalité puisqu’il désigne la profondeur même du réel, « soit la réalité en tant qu’elle apparaît comme « complète » puisque ne manquant de rien, le réel en tant qu’il est unique et sans double. » On ne saurait mieux résumer la pensée de Rosset : pensée de l’épaisseur et de la simplicité du réel. Nous renvoyons donc à une lecture attentive du Crépuscule des idoles pour comprendre en quoi l’apparence n’est pas illusoire. Il en ressort en outre que « l’apparence » en tant qu’illusoire chez Nietzsche est bien plutôt le « monde vrai », « illusion d’optique et de morale. »
Or le terme de « fable » employé par Nietzsche dans le troisième section du Crépuscule a servi de prétexte à Klossowski pour suggérer que chez Nietzsche la dimension du vrai relevait dans son ensemble de la dimension de l’affabulation. « Le monde tel quel n’est que fable »[11], récit, mythe, interprétation. Les interprétations du monde ne sont que des « variantes de la fable », elle-même interprétation. L’illusion ne se situe donc pas premièrement au niveau des discours sur le monde (science, morale, religion, etc.) mais au niveau du monde même. Ce contresens de Klossowski est permis, selon Rosset, par une confusion entre « monde vrai » et vérité. Car même chez Nietzsche, qui est philosophe et non pas illusionniste, la vérité demeure le contraire du mensonge. Que le « monde vrai » soit une « fable » ne signifie donc pas que le vrai monde soit à son tour une fable. Le vrai monde est le réel, il est donc véridique en ce qu’il n’est pas faux. Et l’on ne peut concilier le tragique nietzschéen avec le monde si l’on ne conserve pas ce critère de véridicité qui fait que le monde est bien un monde et suffit à faire un monde. L’éloge constant du masque par Nietzsche est ainsi éloge d’un moyen d’expression et non de dissimulation. Toute apparence est révélatrice de ce dont elle est l’apparence. Or comme ce qui apparaît et ce qui est ne sont qu’un on voit mal comment le masque pourrait mentir. Signe d’une épaisseur que toute parole transparente ne saurait épuiser, le masque est donc le régime ultime et premier de tout le discours nietzschéen qui ne cache pas ce qu’il ne dit pas mais dit qu’il ne peut pas dire tout ce qu’il aurait à dire, le réel étant insaisissable en soi et dans sa totalité. On peut ici songer à la méthode deleuzienne de lecture des aphorismes : chacun est interprétation et chaque lecture est une nouvelle interprétation de ce qui a été lu auparavant. On ne saurait donc se dispenser de lire deux fois au moins chaque aphorisme pour comprendre que le dire renvoie infiniment à lui-même et à sa profondeur immanente (et non pas tant à une interprétation située à un degré toujours plus antérieur du langage comme le suggère un peu Foucault au colloque de Royaumont, en renvoyant l’interprétation non à elle-même mais à un discours précédent). Clément Rosset fait crédit ici à Karl Schlechta[12] d’avoir bien vu qu’une « seconde voix » se donnait à entendre. Continuité et discontinuité : Rosset voit bien en Nietzsche un interprète mais pas un affabulateur. Descombes analyse de près ce nietzschéisme de la fable : « Loin que la philosophie, de Platon à Hegel, soit une longue mystification … il faudra dire le contraire : la philosophie, c’est-à-dire la croyance en la vérité, n’a été qu’une longue démystification [13]». Ainsi Klossowski interprèterait la philosophie pour en conclure, avec Nietzsche, à un retour au « temps du mythe ». Klossowski vise ici à discréditer la valeur même de la critique chez les philosophes de la différence (Derrida, Deleuze) qui sont des imposteurs et leur philosophie une mystification. Pas de différence puisque pas d’identité. Toute identité est un masque. Klossowski pousse ici à l’extrême la thèse de Deleuze sur le simulacre[14] qui voit en celui-ci un témoignage du leurre qu’est tout original puisque le simulacre réussit à se faire passer pour lui. « On ne démystifie que pour mieux mystifier[15]. » Rosset s’opposerait donc à la fois à Deleuze (et son éloge de la surface contre la profondeur dans Logique du sens) et à Klossowski (inscription du mensonge au sein même de tout réel, « liquidation du principe d’identité », nous dit Descombes, qui est principe de réalité pour Rosset[16]). Le livre de Descombes est mieux à même que celui de Rosset de montrer les vices inhérents aux nietzschéismes français des années 1960-70 ; mais La Force majeure réhabilite Nietzsche par-delà le nietzschéisme et le ramène au rang des philosophes, ne serait-ce qu’en distinguant la volonté de vérité (idéelle) de la vérité qui consiste à dire que le réel est ce qu’il apparaît être. Clément Rosset agit en un sens en fin critique puisqu’il procède à des renversements interprétatifs et à des distinctions conceptuelles (apparence et apparence, vérité et vérité, bonheur et bonheur) qui, ultimement, fondent la lucidité, au sens à la fois transparent, ingénieux et éclairant, propre à son texte.
La note suivante, « le gai savoir », fait à nouveau crédit à Schlechta (qui n’est pas français…) d’avoir été un des rares commentateurs lucides de Nietzsche. « Point 1 : le monde – y compris les humains – tel qu’il est « en vérité ». Il est « en vérité » sans aucun sens ; il est non-sens. » Schlechta, selon Rosset, lit ce qui est écrit et a raison de le faire.
c) Nietzsche et la morale
« La question qui se pose ici est plutôt de savoir si l’entreprise critique est bien le souci dominant de la philosophie de Nietzsche ». « Or il n’en est évidemment rien » ! La critique est secondaire, subordonnée à l’impératif affirmateur. Le non est toujours au service d’un oui, tandis que le oui de ceux que critique Nietzsche n’est jamais qu’un non nihiliste déguisé.[17] C’est parce qu’il approuve le monde que Nietzsche accuse la morale et non l’inverse. Il faut alors contester l’interprétation deleuzienne qui fait porter sur la critique l’essentiel du poids de la pensée nietzschéenne, assimilant l’approbation à la critique du ressentiment, comme s’il fallait savoir dire non au non pour accéder au oui dionysiaque[18], se libérer du carcan oppresseur pour accéder à l’innocence du jeu. Deleuze nous dit : « La philosophie comme critique nous dit le plus positif d’elle-même : entreprise de démystification.[19] » Conception juste et pénétrante d’après Rosset, si toutefois l’on passe sous silence les vérités qu’elle exclut : la violence critique est la suite de la violence de l’approbation. Or, remarque Rosset, c’est justement à rétablir ce point, cette disjonction, qu’on s’aperçoit d’un paradoxe inhérent à Nietzsche (qu’on ne peut voir si l’on ne considère que la portée critique, le soupçon). Il est compréhensible de récuser les pensées suspectes de ne pas être réellement approbatrice, ce en vertu du principe d’affirmation. Mais il est apparemment difficile d’accorder une conséquence critique à une cause affirmatrice. Car critiquer ce n’est justement pas approuver inconditionnellement. A nouveau Rosset s’en sort grâce à une distinction philologique entre deux sens du mot « critique ». Le renvoyant à son étymologie grecque (Krinô, Kritikos) qui signifie observer, distinguer, il explicite son propre projet qui est d’élucider la pensée de Nietzsche. Rosset se veut lui-même « critique » en ce sens qu’il est « observateur impitoyable de ce qui est, et a fortiori, de ce qui est écrit dans les livres de Nietzsche. Nietzsche ne lutte donc aucunement, il perce avec lucidité et finesse la réalité de ce qui est. Ses condamnations de la morale sont donc avant tout des explicitations de la morale (une généalogie). Klossowski fait à nouveau fausse route en évoquant le projet obsessionnel d’un complot de Nietzsche contre l’ordre public et ses valeurs établies[20]. Or Nietzsche se vantait de ne pas même accuser les accusateurs[21]. L’opération rossétienne est donc imparable : les fantasmes des nietzschéens (contemporains, libertaires par exemple) consécutifs à la critique se voient invalidés si l’on rétablit le sens de la pensée, qui va de ce qui est (donc pas les fantasmes) à la critique démystificatrice de ce qui n’est qu’illusion (la morale, et ce au même titre que ces fantasmes).
Clément Rosset fait cependant crédit, un peu plus loin, à Deleuze d’avoir bien analysé le ressentiment en tant que tel comme « une réaction qui cesse d’être agie ». L’homme du ressentiment ne se caractérise pas tant par sa réactivité que par l’impuissance qui est à la source de celle-ci. L’incapacité même d’agir est propre au ressentiment, qui, en fait, ne parvient même pas à dire non, comme, rappelons-le, le mauvais ruminant ne parvenait même pas à penser son malheur. Mais ici l’ordre est inverse : car si le malheur digéré est condition du bonheur, c’est le oui, nous l’avons vu, qui est condition d’un éventuel non. Nietzsche suspecte, avant ceux qui disent non, ceux qui disent un oui suspect (métaphysique, ontologie, morale) : oui au bien et non aux bonnes choses, à l’essence et non aux choses singulières.
d) Le Retour Eternel
Retour d’aucune chose pour Klossowski (colloque de Royaumont), retour de la différence pour Deleuze[22], retour du même et donc attestation d’un être éternel transcendant tout étant pour Heidegger[23], autant d’interprétations contestables pour Rosset et qui font de l’éternel retour une des clefs de la pensée nietzschéenne. Or, ce thème occupe une place matérielle très restreinte dans l’œuvre de Nietzsche. Les interprétations qui se fonderaient, tel Heidegger, sur ce que Nietzsche n’a pas eu le temps ou la volonté de dire, conduisent évidemment à des contresens. Les deux seuls textes précis sur l’éternel retour sont Par-delà bien et mal, § 56, et Le Gai savoir, § 341. Quelles sont alors les composantes et la fonction de l’éternel retour :
- Non pas une thèse sur la vérité des choses mais une hypothèse invitant à une réaction affective, question, épreuve.
- Répétition stricte du monde déjà là, immanent et non transcendant (ce qui n’exclut cependant pas le retour de la différence inhérente à la vie comme chez Deleuze[24]).
- Révélateur non d’une vérité ontologique mais psychologique concernant le désir du retour du même.
Le Retour a donc à voir avec la joie et la tristesse plus qu’avec l’oubli (cf. Klossowski au colloque de Royaumont), même si oubli et approbation du retour sont deux marques et deux tests de la volonté de puissance (la joie étant une variation du degré de celle-ci). C’est au travers d’une fiction, d’une question (« et si… ») que Nietzsche développe donc l’hypothèse d’un retour du même qui, dans sa virtualité de joie ou d’horreur, révèle le degré d’amour du réel de celui qui l’expérimente, degré qui est le critère même d’évaluation de toute vérité puisque la joie et le savoir tragique ne font qu’un. L’Eternel est donc sélectif, comme l’avait vu Deleuze, « propre à reconnaître la perfection du désir ». Mais on ne peut suivre Deleuze lorsqu’il déclare que le Retour opère une « seconde sélection », privilégiant le retour des forces actives et éliminant celui des forces réactives. Que le réactif ne puisse vouloir le Retour, cela va de soi. Mais que le Retour efface ceux qui pourraient l’expérimenter est contradictoire avec l’idée même d’une retour de toutes choses. Le Retour distingue donc l’actif du réactif, mais dans l’ordre psychologique et non dans l’ordre de l’existence. L’hypothèse d’un Eternel Retour n’autorise pas un progrès de l’humanité, malgré l’augmentation plausible de puissance des actifs et inversement la diminution de puissance des réactifs. Le Retour rendrait même cette éventualité encore plus improbable, l’horreur qu’il laisse entrevoir réduisant le nombre des oui et faisant croître celui des non. Car il est fort à parier que de ce Retour découlerait une croissance exponentielle, à l’infini, du tragique propre au réel. Si les hommes n’admettent pas ce qui est, il est peu probable qu’ils en admettent plus le retour ! Cette fiction hyperbolique est donc comme la déformation hypothétique de la pensée de Nietzsche et de Rosset. En la mettant non au fondement mais à l’horizon, comme test, de leur philosophie, ils réaffirment la primauté du tragique et de la joie en celle-ci. Pour Rosset, comme pour Nietzsche, nous revenons donc, à la fin de ces « notes », à la béatitude. Le projet de Rosset est bouclé. Nietzsche nous est révélé comme pur affirmateur, comme envers du contestataire, comme homme tragique par excellence, propre à inspirer cette « logique du pire » de Clément Rosset qui, parce qu’elle est affirmative, ne peut (conséquence) que partir en croisade contre tous les doubles que l’illusion philosophique occasionne, croisade entamée en 1975 avec Le Réel et son double[25].
2. Moment 1980 ou moment rossétien ?
Le moment dans lequel s’inscrit Clément Rosset est complexe. Il est à la fois, volontairement ou non, à peu près contemporain de relectures de Nietzsche et de ses commentateurs, et d’une critique du désir tel qu’il s’illustre chez les modernes, c’est-à-dire pour Rosset chez ses contemporains. Cette critique du désir est toujours corrélative d’une critique de l’illusion du double, de l’absent, de l’inexistant, de l’inconsistant. Un certain désir aurait accompagné les commentaires de Nietzsche et, parfois, une certaine idéologie (du désir, de la libération, notamment chez les divers « Nietzsche » libertaires de Deleuze ou de Foucault). Mais Clément Rosset ne fait pas sienne la volonté du moment 1980 de renouer avec la raison et la morale. Clément Rosset se veut ainsi irréductible à cette coupure en ce qu’il poursuit une même pensée de part et d’autre de cette coupure, de 1960 à aujourd’hui. Clément Rosset n’a pas ainsi intégré l’histoire de la philosophie française mais s’y est volontairement placé en marge, en observateur cruel. La Force majeure ne peut être comprise que dans la singularité de son auteur mais doit cependant être rattachée à la possibilité d’une réhabilitation élémentaire et lucide de Nietzsche, en tant que philosophe bien plus qu’en antiphilosophe obsédé par le soupçon. Entendons enfin ici une certaine fin de tout nietzschéisme puisque s’évanouit la possibilité d’affiliation à un projet de Nietzsche. On ne s’affilie qu’au réel. Birault[26] nous disait qu’il était stupide de penser comme Nietzsche et qu’il fallait bien plutôt penser avec lui. Il ne semble pas interdit de dire qu’on ne peut que penser comme lui, puisque toute pensée raisonnable a pour condition première un gai savoir tragique. Rosset ne singe pas Nietzsche, il nous montre ce qui est écrit. Et ce qu’on peut en faire, honnêtement. Il faut penser « comme » avant de penser « avec ». Comme nous le rappelle avec ironie Macherey[27], « Pourquoi nous ne sommes pas nietzschéens » est un titre absurde puisqu’il est impossible d’être sincèrement nietzschéen. « De tous les philosophes, Nietzsche est sans doute celui qui sollicite le moins l’adhésion, l’allégeance, voire même la reconnaissance. Nietzsche est impossible, injustifiable, (et la présente démarche de ceux qui ne sont pas en apporte une nouvelle preuve) définitivement intempestif et importun ».
Bibliographie
Cahiers de Royaumont, Philosophie n°6 (1964), Nietzsche, Minuit, 1967
Colloque de Cerisy-la-Salle (1972), in Nietzsche aujourd’hui ?, 10/18, 1973
DELEUZE, Nietzsche et la philosophie, P.U.F., 1962
DELEUZE, Différence et répétition, P.U.F., 1968
DELEUZE, Logique du sens, « Critique », Minuit, 1969
DESCOMBES, Le même et l’autre, Minuit, « Critique », 1979
HEIDEGGER, Nietzsche, tr. Klossowski, Gallimard, 1971
KLOSSOWSKI, Un si funeste désir, Gallimard, 1963
KLOSSOWSKI, Nietzsche et le cercle vicieux, Mercure de France, 1969
MACHEREY, « Chronique du dinausaure (sic): le cartel des non », in Multitudes Web, 1992, mise en ligne juillet 2004.
RAYNAUD, « Nietzschéisme » in Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, publié sous la direction de Monique Canto-Sperber, PUF, 1996
ROSSET, Le Démon de la tautologie, « Paradoxe », Minuit, 1997
ROSSET, Le choix des mots, Minuit, 1995
ROSSET, La Force majeure, « Critique », Minuit, 1983
ROSSET, L’Objet singulier, « Critique », Minuit, 1979
ROSSET, Le Réel et son double, Gallimard, 1976
ROSSET, Logique du pire, « Quadrige », P.U.F., 1971
SCHLECHTA, Le cas Nietzsche, tr. Coeuroy Gallimard, 1960
SPINOZA, Ethique, tr. Caillois, O.C., Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1954
WOTLING, Nietzsche et le problème de la civilisation, « Questions », P.U.F., 1995
[1] Minuit, « Critique », 1983
[2] Ferry, Renaut, Gallimard, 1985
[3] Boyer, Comte-Sponville, Descombes, Ferry, Legros, Raynaud, Renaut, Taguieff. Grasset, 1991; rééd. Le Livre de Poche, 2002
[4] Minuit, « Critique », 1979
[5] publié sous la direction de Monique Canto-Sperber, PUF, 1996
[6] P.U.F., « Quadrige », 1960
[7] Cahiers de Royaumont, Philosophie n°6 (1964), Nietzsche, Minuit, 1967
[8] Ethique, IV, app. II, tr. Caillois, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1954
[9] Nietzsche et le problème de la civilisation, « Questions », P.U.F., 1995
[10] « Nietzschéisme » in Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, publié sous la direction de Monique Canto-Sperber, PUF, 1996
[11] Un si funeste désir, Gallimard, 1963
[12] Le cas Nietzsche, tr. Coeuroy Gallimard, 1960
[13] Le même et l’autre, Minuit, « Critique », 1979
[14] Logique du sens, « Critique », Minuit, 1969
[15] Klossowski, Nietzsche et le cercle vicieux, Mercure de France, 1969
[16] Cf. Le Démon de la tautologie, « Paradoxe », Minuit, 1997
[17] Cf. aussi Rosset, Le choix des mots, Minuit, 1995, pp. 110-115.
[18] Nietzsche et la philosophie, P.U.F., 1962, P. 213.
[19] Ibid., p. 21.
[20] « Circulus vitiosus », au colloque de Cerisy-la-Salle (1972), in Nietzsche aujourd’hui ?, 10/18, 1973, t. I, p. 94.
[21] Gai savoir, § 276, éd. Colli-Montinari, tr. Klossowski, Gallimard, 1982
[22] Différence et répétition, P.U.F., 1969
[23] Nietzsche, tr. Klossowski, t. I, pp. 201-366, Gallimard, 1971
[24] La position de Rosset par rapport à Deleuze est ambiguë. Dès Logique du pire il se rallie à la répétition différentielle (opposée à la répétition-rengaine) comme essence du réel et de son expérience. En 1995, dans Le Choix des mots, il revient sur cette position (« il n’y a que la différence qui se répète » dit Deleuze). Répétition-rengaine et répétition différentielle ne seraient qu’une seule et même répétition. La seule différence se situera donc au niveau de l’expérience (et de la valeur qu’on lui attribue), dans l’affirmation ou le rejet du retour, dyonysisme ou nihilisme. Les choses ne diffèrent donc pas d’une répétition à l’autre, bien au contraire, et c’est cette expérience même qui est le test de la volonté de puissance (Birault le notait déjà, comme Heidegger, mais pas dans ce sens tragique propre à Rosset).
[25] Le Réel et son double, Gallimard, 1976
[26] Cahiers de Royaumont, Philosophie n°6 (1964), Nietzsche, Minuit, 1967
[27] « Chronique du dinausaure (sic): le cartel des non », in Multitudes Web, 1992, mise en ligne juillet 2004.
Planète Cioran...
RépondreSupprimerCe groupe est consacré à la discussion/information concernant Cioran.
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Je dois revenir sur une remarque de Rosset que j'ai reportée dans mon exposé. Rosset reproche à Deleuze "de faire porter sur la critique l'essentiel du poids de la pensée nietzschéenne, assimilant l'aprobation à une critique du ressentimentt, à une sorte de négation dialectique de la négation" (Force majeure, p. 74-75). Rosset renverse l'ordre qui lie la critique (négative) à l'affirmation : c'est pour Rosset celle-ci qui engendre celle-là, non l'inverse. Ce qui est à mon sens contestable, ce n'est pas cette position, brillante et juste, mais le reproche fait à Deleuze. Tout d'abord on peut mentionner un passage de Différence et répétition où Deleuze dit que le "non" du maître est une conséquence du "oui"... comme chez Rosset donc! Mais reportons-nous à Nietzsche et la philosophie (sur lequel se fonde Rosset dans sa critique). Page 213, Deleuze distingue le oui de l'âne ("qui ne sait pas dire non") du oui dionysiaque. Il y aurait deux affirmations : l'une qui supporte les fardeaux, qui dit oui à ce qui est non (le nihilisme), l'autre "sait dire non", elle est "l'affirmation pure" qui a "destitué la négation de tout pouvoir autonome". Il s'agit donc bien d'un renversement : le non se met au service du oui. "Affirmer, c'est créer, non pas porter, supporter, assumer." On peut remarquer que Rosset, même s'il s'en défend (cf. De la bêtise, in Le Réel et son double), ne peut pas ne pas dire non. Certes, au service de l'affirmation, mais il dit non quand même (il admet, mais il ne loue pas; il approuve l'existence des faiseurs de doubles, mais il révèle la vacuité de leur affirmation). Rosset n'est donc pas un âne car il sait dire non, car il fait sienne la force de la critique, mais d'une critique qui n'est orientée que vers l'affirmation pure, qui ne dira non qu'à ceux qui disent non avant de dire oui. Rosset reproche ainsi peut-être à Deleuze sa surévaluation de la place (du rang) de la critique dans le projet nietzschéen. Car il faut noter que Rosset a toujours fait sien le principe de la primauté de l'allégresse. On n'affirme pas seulement en critiquant le nihilisme, on critique parce qu'on affirme (follement et joyeusement). Le oui n'a donc aucune raison, aucun principe sinon lui-même et n'a pas même besoin de se libérer des fardeaux pour être effectif. La puissance destructrice à l'oeuvre dans le dionysiaque est donc celle d'un oui fou, et c'est pour cela qu'il est essentiel de souligner la temporalité inhérente à la geste affirmatrice. Il y a bien une logique du tragique qui est une logique du non-sens, de l'autarcie (je n'ose pas dire l'autisme) : il me suffit d'être joyeux pour avoir la force de briser les chaînes du nihilisme. Une dernière fois : ce n'est pas parce que je veux dire oui que je dois d'abord dire non, c'est parce que je dis oui que je peux dire non.
RépondreSupprimerLa remarque de Rosset est donc un peu hâtive quant à la volonté de Deleuze. Peut-être celui-ci a-t-il d'ailleurs connu une inflexion entre Nietzsche et la philosophie et Différence et répétition qui l'aurait amené à formuler le non comme conséquence. Une conséquence bien plus qu'un but. A la limite plus un ornement qu'un attribut inhérent. J'aimerais rendre hommage à Deleuze en citant cette parole :
"Spinoza ou Nietzsche sont des philosophes dont la puissance critique et destructrice est inégalable, mais cette puissance jaillit toujours d'une affirmation, d'une joie, d'un culte de l'affirmation et de la joie, d'une exigence de la vie contre ceux qui la mutilent et la mortifient. Pour moi c'est la philosophie même."
Je n'apporterai qu'une nuance à l'adéquation de ce propos à la pensée de Rosset : je ne pense pas qu'il s'agisse d'une exigence de la vie elle-même (puisque "vie" a bien chez Deleuze le sens de puissance individuelle, non pas de l'existence considérée extérieurement), mais d'une exigence du réel à l'égard de la vie, car le réel impose à la vie de l'aimer ou de le fuir, la vie seule ne s'impose rien si elle n'a rien à honorer.
("Gilles Deleuze parle de la philosophie", propos recueillis par Jeanne Colombel, La Quinzaine littéraire, n°68, 1-15 mars 1969, in L'île déserte, p. 199)