Nice, 12 mai 2006
Clément Rosset face à ses contemporains : un iconoclaste au temps des structures ?
« De même, à force de poser des questions, on finit généralement par s’imaginer qu’on entend des réponses… de même, à force de lire, on passe vite à l’illusion qu’on lit un message. »[1]
La figure de Clément Rosset telle qu’elle nous apparaît et telle qu’elle nous plaît est celle d’un iconoclaste qui refuse tant l’intégration dans les écoles de pensée de son époque que les grandes traditions philosophiques : il préfère les références à Offenbach ou Shakespeare plutôt qu’à Platon ou Aristote, et, bien qu’en plein cœur de la « vie intellectuelle » sorbonnarde et normalienne s’écarte des sentiers du structuralisme et du marxisme (il ne criera pas non plus avec les loups quand le temps sera à la condamnation des idéologies jugées mortifères parce qu’anti-humanistes). De l’indépendance proclamée à l’autonomie réelle il y a cependant un pas à franchir ; qu’une pensée s’inscrive dans l’esprit de son époque, que le contexte soit déterminant, toute l’histoire de la philosophie tendrait à le montrer, mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit ici. Dans Le choix des mots Clément Rosset justifie son écriture par des raisons individuelles, ce qu’il ne nous dit pas - mais ce n’est pas à lui de nous le dire - c’est pourquoi nous le lisons. La question que nous posons donc, et qui au départ est celle des buts de guerre de Clément Rosset, de sa stratégie et de ses tactiques, devient celle des usages que nous pouvons en faire. Clément Rosset se révèle un philosophe paradoxal lorsque ses livres sont beaucoup lus mais jamais reconnus : dualité du public de la philosophie rossétienne, d’une part de nombreux non-philosophes qui y trouvent un accès agréable (ou plutôt peu jargonnant) à la philosophie, de l’autre des philosophes qui y trouvent du plaisir sans jamais oser l’avouer en public. Et pourtant nous sommes persuadés qu’il peut y avoir un usage philosophique de Clément Rosset. Ce balancement entre usage philosophique et non-philosophique de la philosophie nous ramène aux problèmes de ses contemporains ou légèrement aînés, c’est-à-dire ceux avec lesquels il a pensé, Deleuze, Foucault, les anthropologues structuralistes,… par exemple. La thèse que nous essayerons de défendre ici sera la suivante : malgré les critiques ouvertes au style des structuralistes, et dieu sait si Clément Rosset a fait feu de tous bois dans des textes polémiques particulièrement drôles et acerbes[2], dont il sera peu question ici, ne peut-on pas retrouver une certaine unité de thèmes et de pensée ? Autrement dit, par des stratégies toutes différentes, Clément Rosset rejoindrait le combat des structures. Premier indice dans notre parcours structuraliste de Rosset, ses philosophes de référence ressemblent à s’y méprendre à ceux de ses contemporains structuralistes. Dans toute l’histoire de la philosophie, Rosset repêche quelques miraculés qui à ses yeux sont restés lucides : retour aux sophistes, comme l’opérèrent aussi les antihumanistes ; éloge de Lucrèce, auquel retournent aussi Deleuze[3] et Serres[4] ; réhabilitation de Machiavel (qui fascina Althusser[5]) ; plus net est le cas de Montaigne, que Lévi-Strauss gratifie de l’auteur de la formule la plus profonde de tout l’histoire de la philosophie[6] ; jusqu’aux trois maîtres du soupçon, Marx, Nietzsche, Freud : les deux derniers en l’occurrence hantent ses œuvres comme philosophes lucides ayant su voir en face le tragique de la réalité - mais pour eux un problème d’interprétation se pose.
1. Vous avez dit sens ?
Commençons cette petite histoire par le thème du double, que nous ne devrons d’ailleurs jamais tout à fait quitter. Des deux idées qu’il dit avoir eu dans sa vie[7], celle de la critique du double occupe la première place. Critique des doubles, de toutes les sortes de doubles qui se présentent spontanément à l’esprit humain, la philosophie de Clément Rosset se construit à la fois contre les illusions les plus évidentes du sens commun et contre les idoles métaphysiques les plus abstraites, car cela fait tout un. En cela Rosset ne fait pas moins que ses contemporains : détruire des mythologies, déconstruire, démonter des illusions. Si le structuralisme a choqué ou a pu bousculer les habitudes philosophiques, cela passe par l’usage déstabilisant qu’il a fait du sens. La portée critique et subversive de toutes ces philosophies les rapproche, elle n’en constitue pas un point commun. Précisons ici ce que nous entendons par structuralisme : une épistémologie (une méthode) qui a tellement marqué son temps qu’on a pu la prendre pour une ontologie. Clément Rosset suit la démarche strictement inverse : d’une ontologie (le réel est simple) à une théorie de la connaissance (nous ne pouvons pas le connaître par des doubles). Ce qui n’empêche pas le partage de certains présupposés communs.
Nous voudrions articuler notre brève réflexion autour de cette critique du sens partagée par les auteurs qui nous intéressent ici. L’ennemi d’alors était représenté par la philosophie dominant la Sorbonne - autour de la phénoménologie essentiellement. Caractéristique majeure de cette manière de pratiquer la philosophie que dénoncent également Rosset et les structuralistes : de n’être que philosophique. Chacun à leur manière ils s’en sont donc allés trouver dans les sciences ou les savoirs positifs ainsi que dans la littérature (en ce qui concerne Rosset) la matière de leur réflexion - rejet des concepts métaphysiques traditionnels qui était dans l’air du temps[8]. Le concept de sens constituant une pièce central dans le dispositif qu’il fallait combattre, il est devenu la cible voulue ou non voulue des structuralistes et le symbole de leur pouvoir auquel se raccrochaient les philosophes traditionnels. En ce sens Clément Rosset participe bien de sa génération et la phrase en exergue de Logique du pire n’est pas séparable de son époque : « le rire tragique est entièrement étranger à l’univers du sens ». Aux structuralistes on a donc reproché de destituer le sens du piédestal philosophique sur lequel il était installé, et Clément Rosset en fait son principal angle d’attaque. Contre le sens, Clément Rosset use de l’argument ontologique : le réel est simple ; de leur côté les structuralistes usaient d’un argument de savoir ou de science : le sens n’est pas là où vous le croyez, dans l’immanence de vos pratiques (d’où la dénonciation des idéologies), d’ailleurs, à force de le poursuivre sans le rattraper on peut même douter qu’il y en ait un. Si notre hypothèse est exacte, les enseignements de la science doivent rejoindre ceux de la philosophie sur le terrain de cette dernière.
Pour illustrer mon propos je renvoie par exemple au débat entre Paul Ricœur, éminent représentant de la philosophie traditionnelle, et Claude Lévi-Strauss dans la revue Esprit de novembre 1963. Le premier déclare ne pas comprendre la notion de sens sur laquelle l’anthropologue s’appuie, celui-là répondant que le sens n’est pas plus qu’une saveur :
« ce que vous cherchez… c’est un sens du sens, un sens qui est derrière le sens ; tandis que dans ma perspective, le sens n’est jamais un phénomène premier… derrière tout sens il y a un non-sens, et le contraire n’est pas vrai. » Et plus loin il précise : « Qu’est-ce que le sens selon moi ? Une saveur spécifique perçue par une conscience quand elle goûte une combinaison d’éléments dont aucun pris en particulier n’offrirait une saveur comparable ».
La destitution du sens par les sciences humaines a été ressenti et thématisé en particulier par Derrida[9] dont nous reprenons ici quelques formules définitives : la structure non soustraite au jeu se distingue radicalement des autres formes de savoir en perdant son centre, son point fixe qui la fondait « L’absence de signifié transcendantal étend à l’infini le champ et le jeu de la signification » (p.411, nous soulignons). Les malentendus ou les accusations sont portées d’autant plus facilement que le discours reste prisonnier de ses propres limites (L’Anti-nature tombe dans ce piège de la facilité - cf. infra).
« Tout sens a son fondement dans un non-sens » , ou « il n’y a pas de sens premier, que du non-sens originel », telles sont les propositions que l’on aurait pu voir partager par Clément Rosset et les structuralistes. L’ordre que nous trouvons dans les choses n’est jamais que celui que nous y mettons, et tel est justement le rôle des systèmes symboliques que de produire ce sens qui ne serait rien sans eux. Que le sens qui nous fait vivre se réduise à un non-sens, telle est la leçon finale du structuralisme ; si la leçon première est de rechercher le sens derrière le non-sens (illustration géologique de la démarche de Lévi-Strauss : deux affleurements côte à côte semblent arbitraires tant qu’on n’a pas trouvé leur cause profonde - au sens littéral), la dernière consiste en effet à réduire le sens apparent à un système symbolique formel. Ce qui se révèle alors est le non-sens profond c’est-à-dire l’absence de signification intrinsèque du réel :
« Finalement l’importance du structuralisme en philosophie, et pour la pensée toute entière, se mesure à ceci : qu’il déplace les frontières. Lorsque la notion de sens pris le relais des Essences défaillantes, la frontière philosophique sembla s’installer entre ceux qui liaient le sens à une nouvelle transcendance, nouvel avatar du Dieu, ciel transformé, et ceux qui trouvaient le sens dans l’homme et son abîme, profondeur nouvellement creusée, souterrain… Mais sous la rature comme sous le voile, on nous appelle à retrouver et à restaurer le sens, soit dans un Dieu qu’on n’aurait pas assez compris, soit dans un homme qu’on n’aurait pas assez sondé. Il est donc agréable que résonne aujourd’hui la bonne nouvelle : le sens n’est jamais principe ou origine, il est produit. »[10]
La bonne nouvelle résonne : Clément Rosset est réconcilié avec les structuralistes, qui reconnaissent comme lui la superficialité du sens.
Prenez par exemple une philosophie de l’absurde, c’est-à-dire une philosophie qui reconnaît un certain non-sens (et non pas l’absolu non-sens) et s’en indigne. Elle restera une philosophie de la nature, posant l’exigence d’un minimum de sens, déçue par le réel ; à l’inverse la philosophie du non-sens produit du sens en excès puisqu’il n’y a pas de manque originel, à vrai dire elle produit tout le sens puisqu’il n’y en aurait pas sans elle et ses structures - le sens est toujours en trop par rapport au simple réel[11]. Le monde n’est pas absurde mais simplement insensé ou plutôt insignifiant, telle est la réalité, et la condamnation de l’absurde comme forme on radicale de l’insignifiance est commune aux pensées qui nous intéressent ici. « L’insignifiance peut ainsi être dite à venir en un double sens : étant à la fois la forme de savoir rigoureux vers lequel tend la philosophie depuis l’origine, qu’on peut donc considérer comme le plus sûr avenir de la philosophie ; mais constituant aussi un savoir dont tout nous permet d’augurer qu’il sera à jamais différé, toujours à venir c’est-à-dire ne venant jamais, pour être contraire à un désir de ne pas savoir - désir d’aller vers le sens - dont nous venons de dire la nature pérenne. »[12]
Car le double est par essence religieux, son mode d’existence étant celui d’une croyance[13]. Dans L’Anti-nature, Rosset dénonce la constitution d’un gigantesque double du réel en la figure d’une nature nécessaire et permanente. Le structuralisme se voit alors directement attaqué comme un renouveau contemporain du naturalisme[14]. Le naturalisme que Rosset condamne consiste en fait à conférer statut de réel à des idées. Autrement dit Clément Rosset reproche aux structures de devenir nature, il y aurait même une « connivence secrète entre l’idéologie structuraliste et l’idéologie naturaliste » (AN, p.113). A vrai dire, s’il y a naturalisation des structures ce ne peut être que par accident ou par nécessité de fixer dans le langage (avec des signes donc), ce qui n’est en réalité que transformations : tels sont les paradoxes que soulignait déjà Derrida. Clément Rosset avoue lui-même à la fin de cet essai s’être livré à une sorte de naturalisation de l’artifice pour les besoins de l’exposé. « C’est la « nature » de l’homme que de ne pas avoir de nature » (AN, p.42) : décidément, et les guillemets sont là pour nous le montrer, on n’échappe au discours de la nature. Le problème de la pensée sera toujours pensé à l’intérieur de celle-là. A ce petit jeu du dedans et du dehors, il est facile de prendre son prédécesseur. Derrida y a pris Lévi-Strauss en montrant dans quelle mesure le dépassement de la scission nature/culture ne pouvait se faire qu’à l’intérieur de celle-là, bien que l’anthropologue ait pris garde de qualifier son usage de la scission nature/culture de méthodologique. Rosset y prend les structuralistes, eux qui montrent pourtant que cette opposition est construite de l’intérieur de la pensée (cf à ce sujet le dernier livre de Philippe Descola), et Rosset s’y prend lui-même in fine en avouant qu’il a en quelque sorte naturalisé sa philosophie de l’artifice.
Un bon exemple de ce malentendu pourrait résider dans la critique commune de l’histoire. Pour Rosset l’idéologie de la nature périclite en ce vingtième siècle et se voit remplacée par la notion d’histoire - on ne naturalise plus mais on historicise. L’histoire serait devenue ce principe d’intelligibilité dans lequel peuvent s’inscrire les événements réels afin d’être interprétés. Et en ce sens la critique de Rosset rejoint celle que Lévi-Strauss fait de l’histoire, à savoir d’être un discours qui ignore son code ou plus précisément une mythologie. Dans La pensée sauvage[15] il dénonce précisément ce qu’il nomme un mythe contemporain, consistant par exemple chez Sartre à croire possible la synthèse en une conscience humaine à partir des expériences individuelles des moments de l’histoire. La raison dialectique ainsi historicisé rend possible une histoire téléologique et socialisée grâce à un événement fondateur, en l’occurrence la Révolution française. Mais elle reste justement pour Lévi-Strauss dans les limites de sa propre société et ne peux comprendre au-delà - Sartre pense ainsi à la manière des primitifs en limitant sa conscience à sa propre société. Ce « choix » d’une grille d’intelligibilité et d’un mythe fondateur se révèle un construit mythique reposant sur l’ignorance de son fondement. L’histoire est un mythe qui fonctionne selon son propre code. On le voit la critique de l’histoire de Lévi-Strauss rejoint celle de Rosset en ce qu’elle dénonce l’illusion d’un modèle considéré comme naturel.
Pourquoi alors accuser une pensée qui tente de saisir l’insaisissable mais qui a le mérite de la conscience de ses limites ? Toute pensée a quelque part une connivence profonde avec l’idéologie naturaliste si l’on accepte la définition très large qu’en donne Rosset, alors pourquoi choisir comme cible les structuralistes ? Cette charge se fait mieux comprendre en suivant la distinction entre l’artificialiste dont Rosset nous brosse le portrait, homme anti-naturaliste de cœur et d’esprit, et le quasi-artificialiste, qui malgré une conclusion intellectuelle à la supériorité de l’artificialisme en resterait à des désirs de naturaliste. Les structuralistes appartiendrait au deuxième ordre - c’est ce que la suite cherchera à déterminer.
2. la modélisation et les choses
Comment un tel accord a-t-il pu passer pour un désaccord ?
Cette question nous fera remonter non aux principes du structuralisme, mais à son ontologie, c’est-à-dire la manière dont une appréhension de l’être même (et plus seulement de ses doubles) devient pensable à partir de lui. « Il n’y a de structure que de ce qui est langage » résume Deleuze[16]. Voici pourquoi Clément Rosset n’est pas structuraliste : pour lui le réel est muet - mais qui a dit que le réel parlait ? Sûrement pas les structuralistes, qui ne font pas parler le réel, mais les symboles. Cette notion de symbolique, qui constitue la grande avancée épistémologique du structuralisme, nous permet de comprendre aussi le point de divergence et d’éventuelle articulation entre Rosset et le structuralisme. Pour Clément Rosset le réel est simple, s’il n’est qu’il y a des doubles que les hommes ajoutent au réel. Ces doubles relèvent de l’imaginaire, ou pourraient en relever si on les intégrait dans la tripartition structuraliste (réel, imaginaire, symbolique). Le symbolique qui ne se confond ni avec l’imaginaire ni avec le réel définit ce champ d’étude dans lequel se déploieront les structures. Le réel n’est pas si simple que ça puisque nous lui rajoutons des doubles (images) ; les structuralistes persistent et aggravent leur cas en faisant intervenir une tierce partie. « Car le réel en lui-même n’est pas séparable d’un certain idéal d’unification ou de totalisation : le réel tend à faire un, il est un dans sa « vérité ». Dès que nous voyons deux en « un », dès que nous dédoublons, l’imaginaire apparaît en personne »[17]. La structure, dans son ordre propre, est quand à elle triadique. Que le structuralisme comme science fonctionne selon le nombre trois (le signifiant, le signifié et la case vide par exemple), en particulier quand il étudie des réalités mythiques, c’est-à-dire de l’imaginaire, des doubles, donc une réalité duale (l’étude de Vernant cité plus haut est ainsi rendue possible par l’existence d’un monde irréel, de la psyché, au-delà du concret) cela n’empêche pas que le réel reste un et simple. Et si sens il peut y avoir, ce ne sera qu’au sein du symbolique parce que celui-ci est relationnel. De même que la nature n’existe que par l’articulation qu’elle impose au réel et l’impression de nécessité par laquelle elle relie les objets du réel, le symbolique détermine ses objets par les relations et ne tient que par son caractère systémique. La relation symbolique n’est en rien une causalité réelle, et ici les condamnations lévi-straussiennes de la réduction de la causalité à un seul plan -la psychanalyse et le sexuel, le marxisme et l’économique - sont particulièrement vigoureuses : la causalité symbolique n’est pas causale au sens de réelle, il s’agit au contraire de morphismes entre des modèles. Mais déjà nous entrons dans le travail des structuralistes (qui consiste à mettre en série, trouver les rapports différentiels, établir les transformations,…) et nous quittons leur philosophie, car ce travail ne correspond qu’à la méthode, qui se distingue de l’ontologie : nous avons quitté le réel pour le symbolique, pas que Clément Rosset s’est décidément refuser de franchir. Le choix méthodologique des structures[18] n’est donc pas un choix ontologique sur la nature du réel, et si ce point veut bien être acquis, on pourra alors admettre que Rosset et les structuralistes se rencontrent, mais en deçà des structures, sur le terrain du réel qu’ils ont peu cherché à occuper.
Parallèle à cette notion de symbolique et toute autant importante ici est celle de modèle[19]. Lévi-Strauss met au point cette notion dans un texte reproduit dans l’Anthropologie structurale (« La notion de structure en ethnologie ») : répondant à de nombreux malentendus quant à l’usage philosophique de la notion de structure il écrit que « la notion de structure sociale ne se rapporte pas à la réalité empirique, mais aux modèles construits d’après celle-ci » (p.305). Cette rupture essentielle de la réalité au modèle désigne l’acte par lequel le structuralisme s’établit comme savoir, mais par là il oublie et veut oublier l’être. Cette coupure épistémologique fondatrice doit pouvoir rendre compte de l’inobservance du réel dans la science. L’être et le savoir sont deux termes à première vue complémentaire puisqu’il n’y aurait de savoir que de ce qui est (pour savoir il faut que quelque chose soit fixe) et le savoir se définit alors par savoir de ce qui est - nous allons montrer à l’inverse qu’ils s’excluent l’un l’autre.
Le savoir procède par découpe de niveau et se déploie dans un champ donné : en ce sens encore il ne peut pas être savoir de l’être si le réel est idiot. Que le réel soit idiot, cela signifie aussi qu’il est imperméable à l’intelligence. Lévi-Strauss par exemple se donne dans les mythologiques des niveaux d’analyse qu’il fait jouer entre eux, ou à l’intérieur desquels il joue pour produire de la signification. Dans « la geste d’Asdiwald » (reproduit dans Anthropologie structurale deux[20]), l’auteur « isole et compare les divers niveaux où évolue le mythe : géographique, économique, sociologique, cosmologique » (p.175). De même chaque science attaque le réel à un niveau particulier, pour cela elle se donne un domaine qui est en même temps une limite - les progrès de la science consistent même en la découverte de niveaux inexplorés jusqu’alors, occupés par les nouvelles sciences. Bien que le réel en tant que tel soit simple, nous ne connaissons que du symbolique (pour Lévi-Strauss d’ailleurs nous ne connaissons des choses que ce que l’esprit met en elles). De même pour Foucault, isoler trois formations discursives dans Les mots et les choses nous renseigne sur les discours de ces trois savoirs, pas sur l’être lui-même - à ce sujet toutes les dénégations de Foucault quant aux malentendus nés de sa thèse des mots et les choses sont éloquentes, malentendus dus précisément à une lecture ontologique : le réel est bruissement obscur et confus sur le fond duquel se détache des formations discursives quand nous les regardons seulement, mais le classement n’est pas l’être. L’épistémè n’est ainsi pas autre chose que l’ensemble des relations entre les trois types de discours suivis par l’étude de Foucault, donc internes au savoir lui-même, et il serait trompeur d’y voir des catégories de l’être déterminant le savoir.
« Rien, vous le voyez, qui me soit plus étranger que la quête d'une forme contraignante, souveraine et unique. Je ne cherche pas à détecter, à partir de signes divers, l'esprit unitaire d'une époque, la forme générale de sa conscience : quelque chose comme une Weltanschauung. Je n'ai pas décrit non plus l'émergence et l'éclipse d'une structure formelle qui régnerait, un temps, sur toutes les manifestations de la pensée : je n'ai pas fait l'histoire d'un transcendantal syncopé. »[21]
D’après Clément Rosset, on ne peut rien dire de positif du réel sinon qu’il est, parce que le langage se révèle incapable de prendre en charge l’être. « L’homme qui vit à l’abri des mots ne reçoit aucune information du réel qui ne passe par le crible du langage qui l’élimine, n’émet aucun message qui ne passe par le même crible transformant alors son propre réel en quelque chose de tout autre. » (Traité de l’idiotie, p.102) Ainsi le passage de L’objet singulier consacré au camembert aboutit à un constat d’échec : une fois le camembert défini en creux comme n’étant ni du reblochon, ni du brie, etc. on ne peut rien en dire de positif qui exprimerait sa singularité. De là découle aussi la profonde insignifiance du réel en tant que singulier : la signification n’émerge que dans une série dans laquelle on intègre l’objet, et cette série est déjà un double. De l’insignifiance de la singularité à l’impossibilité de développer un savoir du réel il n’y a qu’un pas que nous franchissons. Être et savoir sont absolument étrangers l’un à l’autre. Lévi-Strauss explicite dans Histoire de Lynx ce rapport impossible d’une épistémologie à une ontologie en se référant à Montaigne selon lequel « nous n’avons aucune communication à l’être » (p.284). Dans ses rêveries philosophiques, Lévi-Strauss s’autorise donc d’un scepticisme intégral qui se rapproche de ce que Rosset nous dit du réel : il est à la fois ce qui nous est le plus évident et ce dont nous n’avons jamais réussi à parler. L’être n’a pas de sens pour l’homme puisque tous deux sont incommensurables. Reprenant alors le vieil argument d’après lequel le scepticisme mis en pratique conduit à la négation de tout et à l‘impossibilité de vivre, Lévi-Strauss constate que « l’homme trouve des satisfactions sensibles à vivre comme si la vie avait un sens, bien que la sincérité intellectuelle assure qu’il n’en est rien » (HL, p.287). Clément Rosset dit-il autre chose lorsqu’il montre les hommes se construisant des doubles pour se rassurer, se masquant ainsi la réalité que leur sincérité intellectuelle leur fait entrevoir ? La grande supériorité de Montaigne sur toute autre philosophie aux yeux de Lévi-Strauss réside en ce qu’elle ne compte pas en dernière instance sur une certitude pour se fonder : là où les systèmes surmontent les contradictions pour atteindre des certitudes dernières, cette philosophie ne cherche rien sous la contradiction, comme celle de Rosset et des épicuriens, parce que le réel en soi est alogos. Et la référence à un texte tardif du père fondateur de l’anthropologie structurale en France, si elle est une facilité, n’est pas un artifice : déjà au temps de la splendeur du structuralisme, Tristes Tropiques ou le Finale de L’homme nu n’avaient pas peur d’affirmer ce non-sens dernier dans lequel sombre toute structure qui s’élargit. Pour le fondateur du structuralisme en France,
« tout effort pour comprendre détruit l’objet auquel nous nous étions attachés, au profit d’un effort qui l’abolit au profit d’un troisième et ainsi de suite jusqu’à ce que nous accédions à l’unique présence durable, qui est celle ou s’évanouit la distinction entre le sens et l’absence de sens : la même dont nous étions partis. Voilà deux mille cinq cents ans que les hommes ont découvert et formulé ces vérités. Depuis nous n’avons rien trouvé, sinon - en essayant après d’autres toutes les portes de sortie - autant de démonstrations supplémentaires de la conclusion à laquelle nous aurions voulu échapper »[22]. ou encore : « Quant aux créations de l’esprit humain, leur sens n’existe que par rapport à lui, et elles se confondront au désordre dès qu’il aura disparu. »
La relation du savoir à l’être ne constituait pas le problème majeur des structuralistes qui n’étaient pas philosophes, trop facilement oubliée, elle n’en demeure pas moins à chaque instant légitime, tel cette conclusion de l’ouvrage de Lucien Sebag, Marxisme et structuralisme[23], qui précise « la primauté de la méthode sur l’Être »[24] (p.248) dans l’optique structuraliste mais reconnaît que celle-là n’exclut pas que « c’est vers l’Être en dernière instance que je me tourne » (p.264).
Mais ce passage peut prêter à confusion en ce qu’il place l’être indéterminé après la science, alors qu’il est en réalité premier. Il faudrait alors se tourner vers Michel Serres, qui dans La distribution[25] retrace quelques dispositifs d’instauration de l’ordre sur fond de désordre, c’est-à-dire d’émergence de science et de raison à partir de l’être muet - car le réel n’est pas rationnel, si ce n’est par un effet de pouvoir : « Au commencement est le tohu-bohu. Nous disons aujourd’hui : le bruit, le bruit de fond… Au commencement est l’indifférenciable, sur quoi nul ne saurait avoir d’information. Cela peut s’appeler nuage » (p.9). Le savoir n’est qu’un lac dans un continent de désordre. Un tel constat d’échec devant la pensée du réel motive la double fuite que nous avons évoquée plus haut : fuite des structuralistes de la philosophie, fuite de la « métaphysique traditionnelle » par Rosset. Et si Rosset n’était qu’un structuraliste resté en philosophie ?…
3. problèmes de style (d’écriture/de vie)
La recherche d’un autre matérialisme est inséparable de ce constat d’échec de la pensée. Un compte-rendu élogieux du livre de Serres La naissance de la physique par Rosset dans la revue Critique donne une piste vers cet autre matérialisme, non de la nécessité mais de la contingence, du désordre et du caractère fortuit de toute chose - un matérialisme tragique et non héroïque. Ce matérialisme serait celui de Lucrèce contre celui de Marx, matérialisme fondé sur le décalage initial et sur l’absence de raison universelle. A cet égard, autant la pensée de Rosset s’oppose au marxisme sur de nombreux points (on pourrait même dire qu’ils n’ont rien à voir), autant il est frappant de voir un texte tardif d’Althusser[26] revenir sur ce matérialisme et ébaucher l’histoire de ce courant souterrain du matérialisme[27] : Lucrèce, Machiavel, Spinoza, Hobbes, Heidegger, et Marx in fine qu’Althusser par une interprétation subtile cherche à rattacher à ce courant. Ce que nous voulons dire par là, c’est que l’identité des références dont nous étions partis peut révéler, non pas un ordre, mais une rencontre possible, entre une nébuleuse de penseurs contemporains, qui chacun de son côté, qui en anthropologie, qui en histoire des sciences, qui en histoire des sciences humaines, etc. ont aimé les mêmes auteurs au même moment et ont développé une pensée du réel qui s’articule autour de ce rejet de la primauté du sens. S’il fallait diviser le champ de la pensée en deux, Clément Rosset serait assurément de ce côté-là, lui qui définit le matérialisme dans l’Objet singulier avec Mallarmé comme la dénégation de l’existence de l’histoire et des événements : « rien n’aura eu lieu » (p.95), formule faisant écho au « constat abrogé qu’ils eurent lieu c’est-à-dire rien » (L’Homme nu, p.621) de Lévi-Strauss.
Si l’on ne peut pas savoir le réel, de quelle manière est-il possible de l’appréhender ? Deux approches se lisent ici distinguer chez Rosset. La première prend la forme d’une intuition, et en effet selon Rosset, le réel n’est même pas un concept mais une intuition directe et immédiate. Se pose alors le problème de la perception, et sur ce point les voies divergent. Dans l’Objet singulier (p.95sq), Rosset affirme la possibilité d’une perception non métaphysique du réel dans l’allégresse. A travers l’expérience de l’allégresse, il nous laisse supposer un accès direct et non médiatisé au réel. Dans une certaine mesure cette perception réduite à une intuition peut laisser penser à certaines phrases des structuralistes et pour rester sur le dernier chapitre de Tristes tropiques citons la « chance…de se déprendre et qui consiste…pendant les brefs intervalles où notre espèce supporte d’interrompre son labeur de ruche, à saisir l’essence de ce qu’elle fut et continu d’être, en deçà de la pensée et au-delà de la société : dans la contemplation d’un minéral plus beau que toutes nos œuvres ; dans le parfum, plus savant que nos livres, respiré au creux d’un lis ; ou dans le clin d’œil alourdi de patience, de sérénité et de pardon réciproque, qu’un entente involontaire permet parfois d’échanger avec un chat. » (p.497) Ce passage résonne étrangement comparé à la théorie de la perception de Lévi-Strauss : la perception est toujours déjà symboliquement structuré et en cela elle est déjà un savoir des structures, car elle fonctionne à son niveau par codage et oppositions binaires. Le savoir est possible par les structures car celles-là sont dans les choses elles-mêmes dès que nous les interprétons. Cette théorie tombe dans le travers dénoncé par Rosset dans le même passage de L’Objet singulier, qui consiste à refuser d’appréhender le réel sans médiation. Deux hypothèses (je ne trancherai pas) : soit il est possible d’expérimenter cette allégresse du réel et c’est cette expérience que décrit aussi Lévi-Strauss même si il ne peut justement pas la théoriser ; soit cette expérience reste symbolique, mais à un niveau tellement enfoui que toute analyse comme telle en est impossible.
Pour répondre à une telle question, il semble bien qu’il faille se tourner vers ce que l’on pourrait appeler des problèmes d’éthique. Clément Rosset distingue deux types de « sécurité », d’une part celle qui consiste à refuser de voir le réel, sécurité qui garantie contre le monde extérieur et annule toute nouveauté par l’interprétation ; de l’autre une sécurité réelle mais fragile du philosophe tragique, « cette étrange sécurité, ambiguë et cruelle, affecte uniquement le monde de la non-interprétation, c’est-à-dire un monde non absurde, mais ininterprétable, que caractérisent principalement des vertus de fragilité, de simplicité et d’innocence » (Anti-Nature, p.72). Rosset ainsi de dénoncer l’illusion de la fausse sécurité, considérée comme une manifestation de la bêtise (Le réel et son double) ou encore « le voile du sens déterminant un espace protecteur entre l’homme et le réel » (TI, p.65), protection toute illusoire puisqu’elle masque un non-sens. Mais, et c’est là où la différence de style d’avec les structuralistes apparaît clairement, eux choisissent (mais en connaissance de cause et peut être en cela incarnent-ils le bêtise intelligente dénoncée par Rosset) cette fausse sécurité du savoir en dehors les brefs instants où l’on échange un clin d’œil avec un chat. « Ni la psychologie, ni la métaphysique, ni l’art ne peuvent me servir de refuge, mythes désormais passibles, aussi par l’intérieur, d’une sociologie d’un nouveau genre qui naîtra un jour et ne leur sera pas plus bienveillante que l’autre. Le moi n’est pas seulement haïssable : il n’y a pas de place entre un nous et un rien. Et si c’est pour ce nous que finalement j’opte, bien qu’il se réduise à une apparence, c’est qu’à moins de me détruire… je n’ai qu’un choix possible entre cette apparence et rien. » Ne pas faire le choix du rien, voilà ce qui distingue Lévi-Strauss de Rosset sur ce plan…
Cette différence d’attitude se retrouve dans la manière de rire : on ne rit pas de la même façon si l’on est Rosset ou si l’on est Lévi-Strauss. Le rire tragique pour Rosset révèle le désordre profond derrière l’ordre (fin de Logique du Pire), chez Lévi-Strauss, il révèle plutôt un autre ordre derrière l’ordre apparent (le rire est provoqué par la révélation intuitive d’un ordre qui n’aurait du apparaître que dans une temporalité plus longue - la peau de banane par exemple sert de court-circuit sémantique entre deux champs de réalité disjoints de prime abord), Lévi-Strauss en restant au niveau du symbolique et de l’ordonné. D’où les limites du rire structuraliste, qui n’est pas un rire tragique mais un rire de combinaison qui suppose du sens. C’est ainsi qu’il faut comprendre la critique du nonsense de Rosset, car cela ne le fait tout simplement pas rire. Autrement dit le rire de Rosset est directement un rire ontologique : l’être n’a pas de sens, alors que, au moins dans un premier temps, le rire structuraliste est un rire du savoir et de la combinatoire - dans un premier temps car au-delà de tout sens il y a un non-sens, celui de l’être même justement.
A cette différence d’attitude philosophique correspond une différence de style. Au lieu d’aller chercher son bonheur dans un autre savoir que philosophique, Rosset arrête le savoir au niveau du savoir philosophique, qui n’est justement qu’une forme de non savoir. En cela il est conséquent avec lui-même : le grand risque couru par la pensée et dans lequel les structuralistes ne tombent plus quand ils fondent leur savoir sur le scepticisme est celui du retour de la chaîne, qui consiste à croire que l’être se trouve au bout du savoir et que, certes, on n’y accédera jamais, mais on peut pour le moins s’en rapprocher. Telle est la réponse traditionnelle de la philosophie rationaliste : toujours plus de théorie » chez Kant par exemple[28] que refuse Rosset. S’il y a donc une raison dernière dans l’opposition que nous esquissons, elle est celle d’une attitude face au savoir, là où en partageant le même scepticisme les structuralistes développent de manière effrénée du savoir, Rosset en reste à l’onto-théologie du camembert… Lévi-Strauss tout en sachant qu’on ne sait rien de l’être pousse le savoir structuré jusque dans la perception, Rosset refuse le savoir en bloc, la perception n’est pas un savoir mais une intuition - en faisant de l’intuition un savoir, Rosset reste il cohérent avec lui-même - soit tout savoir est toujours déjà naturel et symbolique (Lévi-Strauss) soit le savoir de l’allégresse prend en charge le réel (Clément Rosset). Il faudra donc distinguer entre ces deux propositions : « le réel est simple parce qu’il ne signifie rien » (Rosset - point de vue de l’ontologue) et « le réel est simple donc il ne signifie » rien (structuralistes - point de vue du symboliste)
Clément Rosset préfère indéniablement la raison du style au style de la raison.
* * *
Bref, une même ontologie pour des pratiques divergentes. Là où Rosset reste dans la philosophie et dénonce le caractère insensé du réel et l’impossibilité du savoir, ses contemporains jouent avec les symboles pour tenter d’oublier ce que tous ont aperçu, ou plutôt pour tromper l’ennui de ce réel qu’on ne peut pas en permanence appréhender par l’expérience de l’allégresse.
Ils se battaient tous contre la bêtise, mais pour Rosset il s’agissait en plus de se battre contre la bêtise des structuralistes, c’est-à-dire tout ce qui pouvait ressembler à leur certitude, leur assurance, leur arrogance. En cela nous nous en servons comme d’un vaccin en faveur d’une interprétation méthodologique et non ontologique du structuralisme. Et finalement nous pouvons même faire l’hypothèse d’une connivence secrète entre ces pensées « Qui aime bien châtie bien » dit le proverbe : s’il n’avait pas partagé avec eux cette ontologie que nous venons de dégager, Rosset ne se serait pas fatigué à écrire tous ces pamphlets… « L’exercice de la pensée habilité à se disqualifier lui-même »[29] est nécessaire, Lévi-Strauss le fait à la fin de ses livres, Foucault dans des interventions après ses grandes œuvres, mais Rosset le fait dans tous ses livres, et il ne fait que ça ,… Et si dans la mythologie du structuralisme, Clément Rosset jouait le rôle de bonne conscience ?
Comme il le dit lui-même : « n’est pas insignifiant qui veut »[30] Devenir insignifiant n’est possible - si tant est que cela soit possible - que par la philosophie. C’était la portée de la critique de Lévi-Strauss par Derrida : quoique vous fassiez, malgré tous vos efforts, il restera toujours un résidu de signification dans les œuvres humaines.
Quel usage de Rosset alors ? Essentiellement hygiénique : « En d’autres termes une vérité philosophique est d’ordre essentiellement hygiénique : elle ne procure aucune certitude mais protège l’organisme mental contre l’ensemble des germes porteurs d’illusion et de folie »[31] Finalement la philosophie de Clément Rosset ressemble un peu à cet exemplaire du Principe de cruauté (imprimé en 2003, peut être est-ce une faute d’imprimerie qui n’apparaît pas sur les autres éditions ?) qui à la table des matières nous présente une INTRODUCTION, composée de trois parties, et des APPENDICES, au nombre de trois elles aussi… Telle est peut être la philosophie de (et selon) Rosset : condamnée à rédiger des introductions au savoir et des post-scriptum au réel (en marge en quelque sorte…).
POST-SCRIPTUM :
- N’a pas été abordée ici la question du sujet et de sa dissolution, thème que l’on pourrait également penser comme commun à Clément Rosset (Loin de moi) et aux structuralistes. Cela n’entrait pas dans notre propos et a été traité dans le rapport à la psychanalyse vendredi après-midi.
- Notre approche était plutôt épistémologique, ou disons tournée vers une théorie de la connaissance. Clément Rosset s’est réclamé immédiatement d’une communauté avec les penseurs évoqués sur un problème moral : l’anti-humanisme, qui constitue selon lui un point phare de cette convergence.
- Point de divergence souligné vigoureusement par Rosset après l’intervention : lui n’est pas un contestataire. Sa pensée ne se veut pas subversive politiquement ou socialement – nous espérons quand même qu’elle l’est philosophiquement…
« De même, à force de poser des questions, on finit généralement par s’imaginer qu’on entend des réponses… de même, à force de lire, on passe vite à l’illusion qu’on lit un message. »[1]
La figure de Clément Rosset telle qu’elle nous apparaît et telle qu’elle nous plaît est celle d’un iconoclaste qui refuse tant l’intégration dans les écoles de pensée de son époque que les grandes traditions philosophiques : il préfère les références à Offenbach ou Shakespeare plutôt qu’à Platon ou Aristote, et, bien qu’en plein cœur de la « vie intellectuelle » sorbonnarde et normalienne s’écarte des sentiers du structuralisme et du marxisme (il ne criera pas non plus avec les loups quand le temps sera à la condamnation des idéologies jugées mortifères parce qu’anti-humanistes). De l’indépendance proclamée à l’autonomie réelle il y a cependant un pas à franchir ; qu’une pensée s’inscrive dans l’esprit de son époque, que le contexte soit déterminant, toute l’histoire de la philosophie tendrait à le montrer, mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit ici. Dans Le choix des mots Clément Rosset justifie son écriture par des raisons individuelles, ce qu’il ne nous dit pas - mais ce n’est pas à lui de nous le dire - c’est pourquoi nous le lisons. La question que nous posons donc, et qui au départ est celle des buts de guerre de Clément Rosset, de sa stratégie et de ses tactiques, devient celle des usages que nous pouvons en faire. Clément Rosset se révèle un philosophe paradoxal lorsque ses livres sont beaucoup lus mais jamais reconnus : dualité du public de la philosophie rossétienne, d’une part de nombreux non-philosophes qui y trouvent un accès agréable (ou plutôt peu jargonnant) à la philosophie, de l’autre des philosophes qui y trouvent du plaisir sans jamais oser l’avouer en public. Et pourtant nous sommes persuadés qu’il peut y avoir un usage philosophique de Clément Rosset. Ce balancement entre usage philosophique et non-philosophique de la philosophie nous ramène aux problèmes de ses contemporains ou légèrement aînés, c’est-à-dire ceux avec lesquels il a pensé, Deleuze, Foucault, les anthropologues structuralistes,… par exemple. La thèse que nous essayerons de défendre ici sera la suivante : malgré les critiques ouvertes au style des structuralistes, et dieu sait si Clément Rosset a fait feu de tous bois dans des textes polémiques particulièrement drôles et acerbes[2], dont il sera peu question ici, ne peut-on pas retrouver une certaine unité de thèmes et de pensée ? Autrement dit, par des stratégies toutes différentes, Clément Rosset rejoindrait le combat des structures. Premier indice dans notre parcours structuraliste de Rosset, ses philosophes de référence ressemblent à s’y méprendre à ceux de ses contemporains structuralistes. Dans toute l’histoire de la philosophie, Rosset repêche quelques miraculés qui à ses yeux sont restés lucides : retour aux sophistes, comme l’opérèrent aussi les antihumanistes ; éloge de Lucrèce, auquel retournent aussi Deleuze[3] et Serres[4] ; réhabilitation de Machiavel (qui fascina Althusser[5]) ; plus net est le cas de Montaigne, que Lévi-Strauss gratifie de l’auteur de la formule la plus profonde de tout l’histoire de la philosophie[6] ; jusqu’aux trois maîtres du soupçon, Marx, Nietzsche, Freud : les deux derniers en l’occurrence hantent ses œuvres comme philosophes lucides ayant su voir en face le tragique de la réalité - mais pour eux un problème d’interprétation se pose.
1. Vous avez dit sens ?
Commençons cette petite histoire par le thème du double, que nous ne devrons d’ailleurs jamais tout à fait quitter. Des deux idées qu’il dit avoir eu dans sa vie[7], celle de la critique du double occupe la première place. Critique des doubles, de toutes les sortes de doubles qui se présentent spontanément à l’esprit humain, la philosophie de Clément Rosset se construit à la fois contre les illusions les plus évidentes du sens commun et contre les idoles métaphysiques les plus abstraites, car cela fait tout un. En cela Rosset ne fait pas moins que ses contemporains : détruire des mythologies, déconstruire, démonter des illusions. Si le structuralisme a choqué ou a pu bousculer les habitudes philosophiques, cela passe par l’usage déstabilisant qu’il a fait du sens. La portée critique et subversive de toutes ces philosophies les rapproche, elle n’en constitue pas un point commun. Précisons ici ce que nous entendons par structuralisme : une épistémologie (une méthode) qui a tellement marqué son temps qu’on a pu la prendre pour une ontologie. Clément Rosset suit la démarche strictement inverse : d’une ontologie (le réel est simple) à une théorie de la connaissance (nous ne pouvons pas le connaître par des doubles). Ce qui n’empêche pas le partage de certains présupposés communs.
Nous voudrions articuler notre brève réflexion autour de cette critique du sens partagée par les auteurs qui nous intéressent ici. L’ennemi d’alors était représenté par la philosophie dominant la Sorbonne - autour de la phénoménologie essentiellement. Caractéristique majeure de cette manière de pratiquer la philosophie que dénoncent également Rosset et les structuralistes : de n’être que philosophique. Chacun à leur manière ils s’en sont donc allés trouver dans les sciences ou les savoirs positifs ainsi que dans la littérature (en ce qui concerne Rosset) la matière de leur réflexion - rejet des concepts métaphysiques traditionnels qui était dans l’air du temps[8]. Le concept de sens constituant une pièce central dans le dispositif qu’il fallait combattre, il est devenu la cible voulue ou non voulue des structuralistes et le symbole de leur pouvoir auquel se raccrochaient les philosophes traditionnels. En ce sens Clément Rosset participe bien de sa génération et la phrase en exergue de Logique du pire n’est pas séparable de son époque : « le rire tragique est entièrement étranger à l’univers du sens ». Aux structuralistes on a donc reproché de destituer le sens du piédestal philosophique sur lequel il était installé, et Clément Rosset en fait son principal angle d’attaque. Contre le sens, Clément Rosset use de l’argument ontologique : le réel est simple ; de leur côté les structuralistes usaient d’un argument de savoir ou de science : le sens n’est pas là où vous le croyez, dans l’immanence de vos pratiques (d’où la dénonciation des idéologies), d’ailleurs, à force de le poursuivre sans le rattraper on peut même douter qu’il y en ait un. Si notre hypothèse est exacte, les enseignements de la science doivent rejoindre ceux de la philosophie sur le terrain de cette dernière.
Pour illustrer mon propos je renvoie par exemple au débat entre Paul Ricœur, éminent représentant de la philosophie traditionnelle, et Claude Lévi-Strauss dans la revue Esprit de novembre 1963. Le premier déclare ne pas comprendre la notion de sens sur laquelle l’anthropologue s’appuie, celui-là répondant que le sens n’est pas plus qu’une saveur :
« ce que vous cherchez… c’est un sens du sens, un sens qui est derrière le sens ; tandis que dans ma perspective, le sens n’est jamais un phénomène premier… derrière tout sens il y a un non-sens, et le contraire n’est pas vrai. » Et plus loin il précise : « Qu’est-ce que le sens selon moi ? Une saveur spécifique perçue par une conscience quand elle goûte une combinaison d’éléments dont aucun pris en particulier n’offrirait une saveur comparable ».
La destitution du sens par les sciences humaines a été ressenti et thématisé en particulier par Derrida[9] dont nous reprenons ici quelques formules définitives : la structure non soustraite au jeu se distingue radicalement des autres formes de savoir en perdant son centre, son point fixe qui la fondait « L’absence de signifié transcendantal étend à l’infini le champ et le jeu de la signification » (p.411, nous soulignons). Les malentendus ou les accusations sont portées d’autant plus facilement que le discours reste prisonnier de ses propres limites (L’Anti-nature tombe dans ce piège de la facilité - cf. infra).
« Tout sens a son fondement dans un non-sens » , ou « il n’y a pas de sens premier, que du non-sens originel », telles sont les propositions que l’on aurait pu voir partager par Clément Rosset et les structuralistes. L’ordre que nous trouvons dans les choses n’est jamais que celui que nous y mettons, et tel est justement le rôle des systèmes symboliques que de produire ce sens qui ne serait rien sans eux. Que le sens qui nous fait vivre se réduise à un non-sens, telle est la leçon finale du structuralisme ; si la leçon première est de rechercher le sens derrière le non-sens (illustration géologique de la démarche de Lévi-Strauss : deux affleurements côte à côte semblent arbitraires tant qu’on n’a pas trouvé leur cause profonde - au sens littéral), la dernière consiste en effet à réduire le sens apparent à un système symbolique formel. Ce qui se révèle alors est le non-sens profond c’est-à-dire l’absence de signification intrinsèque du réel :
« Finalement l’importance du structuralisme en philosophie, et pour la pensée toute entière, se mesure à ceci : qu’il déplace les frontières. Lorsque la notion de sens pris le relais des Essences défaillantes, la frontière philosophique sembla s’installer entre ceux qui liaient le sens à une nouvelle transcendance, nouvel avatar du Dieu, ciel transformé, et ceux qui trouvaient le sens dans l’homme et son abîme, profondeur nouvellement creusée, souterrain… Mais sous la rature comme sous le voile, on nous appelle à retrouver et à restaurer le sens, soit dans un Dieu qu’on n’aurait pas assez compris, soit dans un homme qu’on n’aurait pas assez sondé. Il est donc agréable que résonne aujourd’hui la bonne nouvelle : le sens n’est jamais principe ou origine, il est produit. »[10]
La bonne nouvelle résonne : Clément Rosset est réconcilié avec les structuralistes, qui reconnaissent comme lui la superficialité du sens.
Prenez par exemple une philosophie de l’absurde, c’est-à-dire une philosophie qui reconnaît un certain non-sens (et non pas l’absolu non-sens) et s’en indigne. Elle restera une philosophie de la nature, posant l’exigence d’un minimum de sens, déçue par le réel ; à l’inverse la philosophie du non-sens produit du sens en excès puisqu’il n’y a pas de manque originel, à vrai dire elle produit tout le sens puisqu’il n’y en aurait pas sans elle et ses structures - le sens est toujours en trop par rapport au simple réel[11]. Le monde n’est pas absurde mais simplement insensé ou plutôt insignifiant, telle est la réalité, et la condamnation de l’absurde comme forme on radicale de l’insignifiance est commune aux pensées qui nous intéressent ici. « L’insignifiance peut ainsi être dite à venir en un double sens : étant à la fois la forme de savoir rigoureux vers lequel tend la philosophie depuis l’origine, qu’on peut donc considérer comme le plus sûr avenir de la philosophie ; mais constituant aussi un savoir dont tout nous permet d’augurer qu’il sera à jamais différé, toujours à venir c’est-à-dire ne venant jamais, pour être contraire à un désir de ne pas savoir - désir d’aller vers le sens - dont nous venons de dire la nature pérenne. »[12]
Car le double est par essence religieux, son mode d’existence étant celui d’une croyance[13]. Dans L’Anti-nature, Rosset dénonce la constitution d’un gigantesque double du réel en la figure d’une nature nécessaire et permanente. Le structuralisme se voit alors directement attaqué comme un renouveau contemporain du naturalisme[14]. Le naturalisme que Rosset condamne consiste en fait à conférer statut de réel à des idées. Autrement dit Clément Rosset reproche aux structures de devenir nature, il y aurait même une « connivence secrète entre l’idéologie structuraliste et l’idéologie naturaliste » (AN, p.113). A vrai dire, s’il y a naturalisation des structures ce ne peut être que par accident ou par nécessité de fixer dans le langage (avec des signes donc), ce qui n’est en réalité que transformations : tels sont les paradoxes que soulignait déjà Derrida. Clément Rosset avoue lui-même à la fin de cet essai s’être livré à une sorte de naturalisation de l’artifice pour les besoins de l’exposé. « C’est la « nature » de l’homme que de ne pas avoir de nature » (AN, p.42) : décidément, et les guillemets sont là pour nous le montrer, on n’échappe au discours de la nature. Le problème de la pensée sera toujours pensé à l’intérieur de celle-là. A ce petit jeu du dedans et du dehors, il est facile de prendre son prédécesseur. Derrida y a pris Lévi-Strauss en montrant dans quelle mesure le dépassement de la scission nature/culture ne pouvait se faire qu’à l’intérieur de celle-là, bien que l’anthropologue ait pris garde de qualifier son usage de la scission nature/culture de méthodologique. Rosset y prend les structuralistes, eux qui montrent pourtant que cette opposition est construite de l’intérieur de la pensée (cf à ce sujet le dernier livre de Philippe Descola), et Rosset s’y prend lui-même in fine en avouant qu’il a en quelque sorte naturalisé sa philosophie de l’artifice.
Un bon exemple de ce malentendu pourrait résider dans la critique commune de l’histoire. Pour Rosset l’idéologie de la nature périclite en ce vingtième siècle et se voit remplacée par la notion d’histoire - on ne naturalise plus mais on historicise. L’histoire serait devenue ce principe d’intelligibilité dans lequel peuvent s’inscrire les événements réels afin d’être interprétés. Et en ce sens la critique de Rosset rejoint celle que Lévi-Strauss fait de l’histoire, à savoir d’être un discours qui ignore son code ou plus précisément une mythologie. Dans La pensée sauvage[15] il dénonce précisément ce qu’il nomme un mythe contemporain, consistant par exemple chez Sartre à croire possible la synthèse en une conscience humaine à partir des expériences individuelles des moments de l’histoire. La raison dialectique ainsi historicisé rend possible une histoire téléologique et socialisée grâce à un événement fondateur, en l’occurrence la Révolution française. Mais elle reste justement pour Lévi-Strauss dans les limites de sa propre société et ne peux comprendre au-delà - Sartre pense ainsi à la manière des primitifs en limitant sa conscience à sa propre société. Ce « choix » d’une grille d’intelligibilité et d’un mythe fondateur se révèle un construit mythique reposant sur l’ignorance de son fondement. L’histoire est un mythe qui fonctionne selon son propre code. On le voit la critique de l’histoire de Lévi-Strauss rejoint celle de Rosset en ce qu’elle dénonce l’illusion d’un modèle considéré comme naturel.
Pourquoi alors accuser une pensée qui tente de saisir l’insaisissable mais qui a le mérite de la conscience de ses limites ? Toute pensée a quelque part une connivence profonde avec l’idéologie naturaliste si l’on accepte la définition très large qu’en donne Rosset, alors pourquoi choisir comme cible les structuralistes ? Cette charge se fait mieux comprendre en suivant la distinction entre l’artificialiste dont Rosset nous brosse le portrait, homme anti-naturaliste de cœur et d’esprit, et le quasi-artificialiste, qui malgré une conclusion intellectuelle à la supériorité de l’artificialisme en resterait à des désirs de naturaliste. Les structuralistes appartiendrait au deuxième ordre - c’est ce que la suite cherchera à déterminer.
2. la modélisation et les choses
Comment un tel accord a-t-il pu passer pour un désaccord ?
Cette question nous fera remonter non aux principes du structuralisme, mais à son ontologie, c’est-à-dire la manière dont une appréhension de l’être même (et plus seulement de ses doubles) devient pensable à partir de lui. « Il n’y a de structure que de ce qui est langage » résume Deleuze[16]. Voici pourquoi Clément Rosset n’est pas structuraliste : pour lui le réel est muet - mais qui a dit que le réel parlait ? Sûrement pas les structuralistes, qui ne font pas parler le réel, mais les symboles. Cette notion de symbolique, qui constitue la grande avancée épistémologique du structuralisme, nous permet de comprendre aussi le point de divergence et d’éventuelle articulation entre Rosset et le structuralisme. Pour Clément Rosset le réel est simple, s’il n’est qu’il y a des doubles que les hommes ajoutent au réel. Ces doubles relèvent de l’imaginaire, ou pourraient en relever si on les intégrait dans la tripartition structuraliste (réel, imaginaire, symbolique). Le symbolique qui ne se confond ni avec l’imaginaire ni avec le réel définit ce champ d’étude dans lequel se déploieront les structures. Le réel n’est pas si simple que ça puisque nous lui rajoutons des doubles (images) ; les structuralistes persistent et aggravent leur cas en faisant intervenir une tierce partie. « Car le réel en lui-même n’est pas séparable d’un certain idéal d’unification ou de totalisation : le réel tend à faire un, il est un dans sa « vérité ». Dès que nous voyons deux en « un », dès que nous dédoublons, l’imaginaire apparaît en personne »[17]. La structure, dans son ordre propre, est quand à elle triadique. Que le structuralisme comme science fonctionne selon le nombre trois (le signifiant, le signifié et la case vide par exemple), en particulier quand il étudie des réalités mythiques, c’est-à-dire de l’imaginaire, des doubles, donc une réalité duale (l’étude de Vernant cité plus haut est ainsi rendue possible par l’existence d’un monde irréel, de la psyché, au-delà du concret) cela n’empêche pas que le réel reste un et simple. Et si sens il peut y avoir, ce ne sera qu’au sein du symbolique parce que celui-ci est relationnel. De même que la nature n’existe que par l’articulation qu’elle impose au réel et l’impression de nécessité par laquelle elle relie les objets du réel, le symbolique détermine ses objets par les relations et ne tient que par son caractère systémique. La relation symbolique n’est en rien une causalité réelle, et ici les condamnations lévi-straussiennes de la réduction de la causalité à un seul plan -la psychanalyse et le sexuel, le marxisme et l’économique - sont particulièrement vigoureuses : la causalité symbolique n’est pas causale au sens de réelle, il s’agit au contraire de morphismes entre des modèles. Mais déjà nous entrons dans le travail des structuralistes (qui consiste à mettre en série, trouver les rapports différentiels, établir les transformations,…) et nous quittons leur philosophie, car ce travail ne correspond qu’à la méthode, qui se distingue de l’ontologie : nous avons quitté le réel pour le symbolique, pas que Clément Rosset s’est décidément refuser de franchir. Le choix méthodologique des structures[18] n’est donc pas un choix ontologique sur la nature du réel, et si ce point veut bien être acquis, on pourra alors admettre que Rosset et les structuralistes se rencontrent, mais en deçà des structures, sur le terrain du réel qu’ils ont peu cherché à occuper.
Parallèle à cette notion de symbolique et toute autant importante ici est celle de modèle[19]. Lévi-Strauss met au point cette notion dans un texte reproduit dans l’Anthropologie structurale (« La notion de structure en ethnologie ») : répondant à de nombreux malentendus quant à l’usage philosophique de la notion de structure il écrit que « la notion de structure sociale ne se rapporte pas à la réalité empirique, mais aux modèles construits d’après celle-ci » (p.305). Cette rupture essentielle de la réalité au modèle désigne l’acte par lequel le structuralisme s’établit comme savoir, mais par là il oublie et veut oublier l’être. Cette coupure épistémologique fondatrice doit pouvoir rendre compte de l’inobservance du réel dans la science. L’être et le savoir sont deux termes à première vue complémentaire puisqu’il n’y aurait de savoir que de ce qui est (pour savoir il faut que quelque chose soit fixe) et le savoir se définit alors par savoir de ce qui est - nous allons montrer à l’inverse qu’ils s’excluent l’un l’autre.
Le savoir procède par découpe de niveau et se déploie dans un champ donné : en ce sens encore il ne peut pas être savoir de l’être si le réel est idiot. Que le réel soit idiot, cela signifie aussi qu’il est imperméable à l’intelligence. Lévi-Strauss par exemple se donne dans les mythologiques des niveaux d’analyse qu’il fait jouer entre eux, ou à l’intérieur desquels il joue pour produire de la signification. Dans « la geste d’Asdiwald » (reproduit dans Anthropologie structurale deux[20]), l’auteur « isole et compare les divers niveaux où évolue le mythe : géographique, économique, sociologique, cosmologique » (p.175). De même chaque science attaque le réel à un niveau particulier, pour cela elle se donne un domaine qui est en même temps une limite - les progrès de la science consistent même en la découverte de niveaux inexplorés jusqu’alors, occupés par les nouvelles sciences. Bien que le réel en tant que tel soit simple, nous ne connaissons que du symbolique (pour Lévi-Strauss d’ailleurs nous ne connaissons des choses que ce que l’esprit met en elles). De même pour Foucault, isoler trois formations discursives dans Les mots et les choses nous renseigne sur les discours de ces trois savoirs, pas sur l’être lui-même - à ce sujet toutes les dénégations de Foucault quant aux malentendus nés de sa thèse des mots et les choses sont éloquentes, malentendus dus précisément à une lecture ontologique : le réel est bruissement obscur et confus sur le fond duquel se détache des formations discursives quand nous les regardons seulement, mais le classement n’est pas l’être. L’épistémè n’est ainsi pas autre chose que l’ensemble des relations entre les trois types de discours suivis par l’étude de Foucault, donc internes au savoir lui-même, et il serait trompeur d’y voir des catégories de l’être déterminant le savoir.
« Rien, vous le voyez, qui me soit plus étranger que la quête d'une forme contraignante, souveraine et unique. Je ne cherche pas à détecter, à partir de signes divers, l'esprit unitaire d'une époque, la forme générale de sa conscience : quelque chose comme une Weltanschauung. Je n'ai pas décrit non plus l'émergence et l'éclipse d'une structure formelle qui régnerait, un temps, sur toutes les manifestations de la pensée : je n'ai pas fait l'histoire d'un transcendantal syncopé. »[21]
D’après Clément Rosset, on ne peut rien dire de positif du réel sinon qu’il est, parce que le langage se révèle incapable de prendre en charge l’être. « L’homme qui vit à l’abri des mots ne reçoit aucune information du réel qui ne passe par le crible du langage qui l’élimine, n’émet aucun message qui ne passe par le même crible transformant alors son propre réel en quelque chose de tout autre. » (Traité de l’idiotie, p.102) Ainsi le passage de L’objet singulier consacré au camembert aboutit à un constat d’échec : une fois le camembert défini en creux comme n’étant ni du reblochon, ni du brie, etc. on ne peut rien en dire de positif qui exprimerait sa singularité. De là découle aussi la profonde insignifiance du réel en tant que singulier : la signification n’émerge que dans une série dans laquelle on intègre l’objet, et cette série est déjà un double. De l’insignifiance de la singularité à l’impossibilité de développer un savoir du réel il n’y a qu’un pas que nous franchissons. Être et savoir sont absolument étrangers l’un à l’autre. Lévi-Strauss explicite dans Histoire de Lynx ce rapport impossible d’une épistémologie à une ontologie en se référant à Montaigne selon lequel « nous n’avons aucune communication à l’être » (p.284). Dans ses rêveries philosophiques, Lévi-Strauss s’autorise donc d’un scepticisme intégral qui se rapproche de ce que Rosset nous dit du réel : il est à la fois ce qui nous est le plus évident et ce dont nous n’avons jamais réussi à parler. L’être n’a pas de sens pour l’homme puisque tous deux sont incommensurables. Reprenant alors le vieil argument d’après lequel le scepticisme mis en pratique conduit à la négation de tout et à l‘impossibilité de vivre, Lévi-Strauss constate que « l’homme trouve des satisfactions sensibles à vivre comme si la vie avait un sens, bien que la sincérité intellectuelle assure qu’il n’en est rien » (HL, p.287). Clément Rosset dit-il autre chose lorsqu’il montre les hommes se construisant des doubles pour se rassurer, se masquant ainsi la réalité que leur sincérité intellectuelle leur fait entrevoir ? La grande supériorité de Montaigne sur toute autre philosophie aux yeux de Lévi-Strauss réside en ce qu’elle ne compte pas en dernière instance sur une certitude pour se fonder : là où les systèmes surmontent les contradictions pour atteindre des certitudes dernières, cette philosophie ne cherche rien sous la contradiction, comme celle de Rosset et des épicuriens, parce que le réel en soi est alogos. Et la référence à un texte tardif du père fondateur de l’anthropologie structurale en France, si elle est une facilité, n’est pas un artifice : déjà au temps de la splendeur du structuralisme, Tristes Tropiques ou le Finale de L’homme nu n’avaient pas peur d’affirmer ce non-sens dernier dans lequel sombre toute structure qui s’élargit. Pour le fondateur du structuralisme en France,
« tout effort pour comprendre détruit l’objet auquel nous nous étions attachés, au profit d’un effort qui l’abolit au profit d’un troisième et ainsi de suite jusqu’à ce que nous accédions à l’unique présence durable, qui est celle ou s’évanouit la distinction entre le sens et l’absence de sens : la même dont nous étions partis. Voilà deux mille cinq cents ans que les hommes ont découvert et formulé ces vérités. Depuis nous n’avons rien trouvé, sinon - en essayant après d’autres toutes les portes de sortie - autant de démonstrations supplémentaires de la conclusion à laquelle nous aurions voulu échapper »[22]. ou encore : « Quant aux créations de l’esprit humain, leur sens n’existe que par rapport à lui, et elles se confondront au désordre dès qu’il aura disparu. »
La relation du savoir à l’être ne constituait pas le problème majeur des structuralistes qui n’étaient pas philosophes, trop facilement oubliée, elle n’en demeure pas moins à chaque instant légitime, tel cette conclusion de l’ouvrage de Lucien Sebag, Marxisme et structuralisme[23], qui précise « la primauté de la méthode sur l’Être »[24] (p.248) dans l’optique structuraliste mais reconnaît que celle-là n’exclut pas que « c’est vers l’Être en dernière instance que je me tourne » (p.264).
Mais ce passage peut prêter à confusion en ce qu’il place l’être indéterminé après la science, alors qu’il est en réalité premier. Il faudrait alors se tourner vers Michel Serres, qui dans La distribution[25] retrace quelques dispositifs d’instauration de l’ordre sur fond de désordre, c’est-à-dire d’émergence de science et de raison à partir de l’être muet - car le réel n’est pas rationnel, si ce n’est par un effet de pouvoir : « Au commencement est le tohu-bohu. Nous disons aujourd’hui : le bruit, le bruit de fond… Au commencement est l’indifférenciable, sur quoi nul ne saurait avoir d’information. Cela peut s’appeler nuage » (p.9). Le savoir n’est qu’un lac dans un continent de désordre. Un tel constat d’échec devant la pensée du réel motive la double fuite que nous avons évoquée plus haut : fuite des structuralistes de la philosophie, fuite de la « métaphysique traditionnelle » par Rosset. Et si Rosset n’était qu’un structuraliste resté en philosophie ?…
3. problèmes de style (d’écriture/de vie)
La recherche d’un autre matérialisme est inséparable de ce constat d’échec de la pensée. Un compte-rendu élogieux du livre de Serres La naissance de la physique par Rosset dans la revue Critique donne une piste vers cet autre matérialisme, non de la nécessité mais de la contingence, du désordre et du caractère fortuit de toute chose - un matérialisme tragique et non héroïque. Ce matérialisme serait celui de Lucrèce contre celui de Marx, matérialisme fondé sur le décalage initial et sur l’absence de raison universelle. A cet égard, autant la pensée de Rosset s’oppose au marxisme sur de nombreux points (on pourrait même dire qu’ils n’ont rien à voir), autant il est frappant de voir un texte tardif d’Althusser[26] revenir sur ce matérialisme et ébaucher l’histoire de ce courant souterrain du matérialisme[27] : Lucrèce, Machiavel, Spinoza, Hobbes, Heidegger, et Marx in fine qu’Althusser par une interprétation subtile cherche à rattacher à ce courant. Ce que nous voulons dire par là, c’est que l’identité des références dont nous étions partis peut révéler, non pas un ordre, mais une rencontre possible, entre une nébuleuse de penseurs contemporains, qui chacun de son côté, qui en anthropologie, qui en histoire des sciences, qui en histoire des sciences humaines, etc. ont aimé les mêmes auteurs au même moment et ont développé une pensée du réel qui s’articule autour de ce rejet de la primauté du sens. S’il fallait diviser le champ de la pensée en deux, Clément Rosset serait assurément de ce côté-là, lui qui définit le matérialisme dans l’Objet singulier avec Mallarmé comme la dénégation de l’existence de l’histoire et des événements : « rien n’aura eu lieu » (p.95), formule faisant écho au « constat abrogé qu’ils eurent lieu c’est-à-dire rien » (L’Homme nu, p.621) de Lévi-Strauss.
Si l’on ne peut pas savoir le réel, de quelle manière est-il possible de l’appréhender ? Deux approches se lisent ici distinguer chez Rosset. La première prend la forme d’une intuition, et en effet selon Rosset, le réel n’est même pas un concept mais une intuition directe et immédiate. Se pose alors le problème de la perception, et sur ce point les voies divergent. Dans l’Objet singulier (p.95sq), Rosset affirme la possibilité d’une perception non métaphysique du réel dans l’allégresse. A travers l’expérience de l’allégresse, il nous laisse supposer un accès direct et non médiatisé au réel. Dans une certaine mesure cette perception réduite à une intuition peut laisser penser à certaines phrases des structuralistes et pour rester sur le dernier chapitre de Tristes tropiques citons la « chance…de se déprendre et qui consiste…pendant les brefs intervalles où notre espèce supporte d’interrompre son labeur de ruche, à saisir l’essence de ce qu’elle fut et continu d’être, en deçà de la pensée et au-delà de la société : dans la contemplation d’un minéral plus beau que toutes nos œuvres ; dans le parfum, plus savant que nos livres, respiré au creux d’un lis ; ou dans le clin d’œil alourdi de patience, de sérénité et de pardon réciproque, qu’un entente involontaire permet parfois d’échanger avec un chat. » (p.497) Ce passage résonne étrangement comparé à la théorie de la perception de Lévi-Strauss : la perception est toujours déjà symboliquement structuré et en cela elle est déjà un savoir des structures, car elle fonctionne à son niveau par codage et oppositions binaires. Le savoir est possible par les structures car celles-là sont dans les choses elles-mêmes dès que nous les interprétons. Cette théorie tombe dans le travers dénoncé par Rosset dans le même passage de L’Objet singulier, qui consiste à refuser d’appréhender le réel sans médiation. Deux hypothèses (je ne trancherai pas) : soit il est possible d’expérimenter cette allégresse du réel et c’est cette expérience que décrit aussi Lévi-Strauss même si il ne peut justement pas la théoriser ; soit cette expérience reste symbolique, mais à un niveau tellement enfoui que toute analyse comme telle en est impossible.
Pour répondre à une telle question, il semble bien qu’il faille se tourner vers ce que l’on pourrait appeler des problèmes d’éthique. Clément Rosset distingue deux types de « sécurité », d’une part celle qui consiste à refuser de voir le réel, sécurité qui garantie contre le monde extérieur et annule toute nouveauté par l’interprétation ; de l’autre une sécurité réelle mais fragile du philosophe tragique, « cette étrange sécurité, ambiguë et cruelle, affecte uniquement le monde de la non-interprétation, c’est-à-dire un monde non absurde, mais ininterprétable, que caractérisent principalement des vertus de fragilité, de simplicité et d’innocence » (Anti-Nature, p.72). Rosset ainsi de dénoncer l’illusion de la fausse sécurité, considérée comme une manifestation de la bêtise (Le réel et son double) ou encore « le voile du sens déterminant un espace protecteur entre l’homme et le réel » (TI, p.65), protection toute illusoire puisqu’elle masque un non-sens. Mais, et c’est là où la différence de style d’avec les structuralistes apparaît clairement, eux choisissent (mais en connaissance de cause et peut être en cela incarnent-ils le bêtise intelligente dénoncée par Rosset) cette fausse sécurité du savoir en dehors les brefs instants où l’on échange un clin d’œil avec un chat. « Ni la psychologie, ni la métaphysique, ni l’art ne peuvent me servir de refuge, mythes désormais passibles, aussi par l’intérieur, d’une sociologie d’un nouveau genre qui naîtra un jour et ne leur sera pas plus bienveillante que l’autre. Le moi n’est pas seulement haïssable : il n’y a pas de place entre un nous et un rien. Et si c’est pour ce nous que finalement j’opte, bien qu’il se réduise à une apparence, c’est qu’à moins de me détruire… je n’ai qu’un choix possible entre cette apparence et rien. » Ne pas faire le choix du rien, voilà ce qui distingue Lévi-Strauss de Rosset sur ce plan…
Cette différence d’attitude se retrouve dans la manière de rire : on ne rit pas de la même façon si l’on est Rosset ou si l’on est Lévi-Strauss. Le rire tragique pour Rosset révèle le désordre profond derrière l’ordre (fin de Logique du Pire), chez Lévi-Strauss, il révèle plutôt un autre ordre derrière l’ordre apparent (le rire est provoqué par la révélation intuitive d’un ordre qui n’aurait du apparaître que dans une temporalité plus longue - la peau de banane par exemple sert de court-circuit sémantique entre deux champs de réalité disjoints de prime abord), Lévi-Strauss en restant au niveau du symbolique et de l’ordonné. D’où les limites du rire structuraliste, qui n’est pas un rire tragique mais un rire de combinaison qui suppose du sens. C’est ainsi qu’il faut comprendre la critique du nonsense de Rosset, car cela ne le fait tout simplement pas rire. Autrement dit le rire de Rosset est directement un rire ontologique : l’être n’a pas de sens, alors que, au moins dans un premier temps, le rire structuraliste est un rire du savoir et de la combinatoire - dans un premier temps car au-delà de tout sens il y a un non-sens, celui de l’être même justement.
A cette différence d’attitude philosophique correspond une différence de style. Au lieu d’aller chercher son bonheur dans un autre savoir que philosophique, Rosset arrête le savoir au niveau du savoir philosophique, qui n’est justement qu’une forme de non savoir. En cela il est conséquent avec lui-même : le grand risque couru par la pensée et dans lequel les structuralistes ne tombent plus quand ils fondent leur savoir sur le scepticisme est celui du retour de la chaîne, qui consiste à croire que l’être se trouve au bout du savoir et que, certes, on n’y accédera jamais, mais on peut pour le moins s’en rapprocher. Telle est la réponse traditionnelle de la philosophie rationaliste : toujours plus de théorie » chez Kant par exemple[28] que refuse Rosset. S’il y a donc une raison dernière dans l’opposition que nous esquissons, elle est celle d’une attitude face au savoir, là où en partageant le même scepticisme les structuralistes développent de manière effrénée du savoir, Rosset en reste à l’onto-théologie du camembert… Lévi-Strauss tout en sachant qu’on ne sait rien de l’être pousse le savoir structuré jusque dans la perception, Rosset refuse le savoir en bloc, la perception n’est pas un savoir mais une intuition - en faisant de l’intuition un savoir, Rosset reste il cohérent avec lui-même - soit tout savoir est toujours déjà naturel et symbolique (Lévi-Strauss) soit le savoir de l’allégresse prend en charge le réel (Clément Rosset). Il faudra donc distinguer entre ces deux propositions : « le réel est simple parce qu’il ne signifie rien » (Rosset - point de vue de l’ontologue) et « le réel est simple donc il ne signifie » rien (structuralistes - point de vue du symboliste)
Clément Rosset préfère indéniablement la raison du style au style de la raison.
* * *
Bref, une même ontologie pour des pratiques divergentes. Là où Rosset reste dans la philosophie et dénonce le caractère insensé du réel et l’impossibilité du savoir, ses contemporains jouent avec les symboles pour tenter d’oublier ce que tous ont aperçu, ou plutôt pour tromper l’ennui de ce réel qu’on ne peut pas en permanence appréhender par l’expérience de l’allégresse.
Ils se battaient tous contre la bêtise, mais pour Rosset il s’agissait en plus de se battre contre la bêtise des structuralistes, c’est-à-dire tout ce qui pouvait ressembler à leur certitude, leur assurance, leur arrogance. En cela nous nous en servons comme d’un vaccin en faveur d’une interprétation méthodologique et non ontologique du structuralisme. Et finalement nous pouvons même faire l’hypothèse d’une connivence secrète entre ces pensées « Qui aime bien châtie bien » dit le proverbe : s’il n’avait pas partagé avec eux cette ontologie que nous venons de dégager, Rosset ne se serait pas fatigué à écrire tous ces pamphlets… « L’exercice de la pensée habilité à se disqualifier lui-même »[29] est nécessaire, Lévi-Strauss le fait à la fin de ses livres, Foucault dans des interventions après ses grandes œuvres, mais Rosset le fait dans tous ses livres, et il ne fait que ça ,… Et si dans la mythologie du structuralisme, Clément Rosset jouait le rôle de bonne conscience ?
Comme il le dit lui-même : « n’est pas insignifiant qui veut »[30] Devenir insignifiant n’est possible - si tant est que cela soit possible - que par la philosophie. C’était la portée de la critique de Lévi-Strauss par Derrida : quoique vous fassiez, malgré tous vos efforts, il restera toujours un résidu de signification dans les œuvres humaines.
Quel usage de Rosset alors ? Essentiellement hygiénique : « En d’autres termes une vérité philosophique est d’ordre essentiellement hygiénique : elle ne procure aucune certitude mais protège l’organisme mental contre l’ensemble des germes porteurs d’illusion et de folie »[31] Finalement la philosophie de Clément Rosset ressemble un peu à cet exemplaire du Principe de cruauté (imprimé en 2003, peut être est-ce une faute d’imprimerie qui n’apparaît pas sur les autres éditions ?) qui à la table des matières nous présente une INTRODUCTION, composée de trois parties, et des APPENDICES, au nombre de trois elles aussi… Telle est peut être la philosophie de (et selon) Rosset : condamnée à rédiger des introductions au savoir et des post-scriptum au réel (en marge en quelque sorte…).
POST-SCRIPTUM :
- N’a pas été abordée ici la question du sujet et de sa dissolution, thème que l’on pourrait également penser comme commun à Clément Rosset (Loin de moi) et aux structuralistes. Cela n’entrait pas dans notre propos et a été traité dans le rapport à la psychanalyse vendredi après-midi.
- Notre approche était plutôt épistémologique, ou disons tournée vers une théorie de la connaissance. Clément Rosset s’est réclamé immédiatement d’une communauté avec les penseurs évoqués sur un problème moral : l’anti-humanisme, qui constitue selon lui un point phare de cette convergence.
- Point de divergence souligné vigoureusement par Rosset après l’intervention : lui n’est pas un contestataire. Sa pensée ne se veut pas subversive politiquement ou socialement – nous espérons quand même qu’elle l’est philosophiquement…
[1] Traité de l’idiotie, p.27.
[2] Cf. Les matinées structuralistes, En ce temps là,…
[3] Logique du sens, appendice « Lucrèce et le simulacre », 1969, Minuit
[4] La naissance de la physique dans le texte de Lucrèce, 1977, Minuit
[5] Ecrits philosophiques et politiques, 1994, rééd. le livre de poche
[6] Histoire de Lynx, 1991, rééd. Pocket
[7] entretien donné au Monde de l’éducation.
[8] Pierre Bourdieu, dans son Esquisse pour une auto analyse (2004, Raisons d’agir) montre avec concision les raisons institutionnelles et philosophiques de ce renversement philosophique majeur.
[9] L’écriture et la différence, « La structure, le signe et le jeu dans le discours des sciences humaines », 1967, Le seuil.
[10] Gilles Deleuze, Logique du sens, p.89.
[11] C’est pourquoi ces philosophies sont des philosophies de l’affirmatif (Deleuze), comme chez Rosset l’approbation du réel est la condition de sa compréhension.
[12] Traité de l’idiotie, p.54.
[13] Clément Rosset se réclamant de Lucrèce et son traitement de la superstition se place d’emblée avec cet objet particulier sur le terrain des structuralistes les plus philosophes, par exemple Jean-Pierre Vernant ou Claude Lévi-Strauss. Certes sa méthode d’exposition n’a rien à voir avec le formalisme et les mises en rapport de ces mythologues, Rosset restant beaucoup plus classique, énonçant sa théorie puis en donnant des illustrations successives. Mais ce qui l’intéresse en creux, ce qu’il dénonce, relève de cette catégorie psychologique du double qui sert de figuration de l’invisible (Vernant, Mythe et pensée chez les grecs, 1965, Maspéro, p.65). L’organisation mentale que Vernant suppose propre aux grecs, pour Rosset est aussi la nôtre : « le double est une réalité extérieure au sujet, mais qui, dans son apparence même, s’oppose par son caractère insolite aux objets familiers » (p.70). Le kolossos figure ainsi pour les Grecs l’ailleurs, l’au-delà inaccessible de la seule psuchè. Les doubles auxquels s’attaque Rosset sont religieux, mais tout savoir fait d’abord l’objet d’une croyance : à tout fondement il y a une croyance. Là où les mythologues se restreignent à un objet religieux, Rosset dénonce la religiosité des doubles partout où elle se trouve, car le monde des doubles est un monde de l’irréel (cf. Le régime des passions).
[14] L’accusation paraît d’autant plus étrange que Lévi-Strauss lui-même se bat depuis le début de ses travaux contre le naturalisme.
[15] 1962, rééd. Pocket.
[16] « A quoi reconnaît-on le structuralisme ? » in F.Châtelet, Histoire de la philosophie, , 1973, rééd. Hachette, p.300
[17] Deleuze, « A quoi… », p.302
[18] Pour une discussion de ce point, voir les travaux récents de Patrice Maniglier, selon qui l’anthropologie lévi-straussienne repose sur une conception symbolique de la réalité, à savoir que ce que nous appelons réel, et dont la science chercherait à se rapprocher, est toujours déjà une construction symbolique; ce n’est pas le symbolique qui est réel mais le réel qui est symbolique. Il s’agit là d’un hyper structuralisme qui ne laisse rien échapper un symbole, il n’y a plus d’être en dehors du savoir (cf. infra)
[19] N’hésitons pas à jouer sur la polysémie du terme : le modèle est aussi ce que la réalité s’efforce de copier - mon modèle est un autre moi-même que je m’efforce d’atteindre, en cela aussi il est un double au sens de Clément Rosset. Mais construire des modèles mathématiques n’oblige pas à croire que la réalité doit se conformer à eux… (sauf si l’on fait de l’économie normative !).
[20] 1973, rééd. Pocket.
[21] Dits et écrits, I, p.705 (1968) nous soulignons.
[22] Tristes tropiques, 1955, rééd. Pocket, p.493. Qui cite, comme il se doit…, Lucrèce en guise d’épigraphe : “Nec minus ergo ante hoec quam tu cecidere, cadentque ».
[23] Payot, 1962. Sebag fut le collaborateur de Lévi-Strauss après avoir rompu avec le marxisme.
[24] Cette primauté exprime la nécessité de contourner l’erreur qui consisterait à croire en une immanence du sens aux conduites (marxisme ou phénoménologie) : « la science ne s’élabore qu’à travers une profonde rupture avec le monde vécu » (p.261).
[25] Hermès IV, 1977, Minuit.
[26] 1982, Reproduit dans Ecrits philosophiques et politiques, t.I, p.553sq
[27] qu’il nomme « matérialisme de la rencontre ou aléatoire» mais en reprenant ses termes qui est aussi celui selon lequel « aucun Sens n’existe, ni Cause, ni Fin, ni Raison ni déraison » (p.555).
[28] Kant, Théorie et pratique. Si la théorie et la pratique ne s’accorde plus, si la pratique prend la théorie en défaut, affirme en substance Kant, il ne faut pas alors perfectionner la pratique mais au contraire accroître la théorie.
[29] Logique du pire, p.13.
[30] Le philosophe et les sortilèges, p.104.
[31] Le principe de cruauté, p.37.
Permettez-moi, selon moi, d'émettre de grandes réserves quant à la communauté de pensée de Rosset avec ses contemporains. Je dirais qu'il est radicalement différent, de par son caractère et sa manière de penser. Rosset descend des sophistes, de Lucrèce, de Montaigne, de Pacal ou de Nietzsche. Vous avouerez, et c'est heureux, que les structuralistes, Deleuze, Foucault, Derrida &Cie sont loin. Mais, si vous me permettez cette insolence à l'endroit de la philosophie française à la mode à la fin du vingtième siècle, ne mélangeons pas les torchons et les serviettes!
RépondreSupprimerUn de ses contemporains, Philippe Sollers, lui a consacré un long article dans Le Monde du 6 mars 1992
RépondreSupprimerC'était suite à la réédition de Principes de sagesse et de folie
Truffé de citations extraites d'une demi-douzaine d'ouvrages de Clément Rosset, l'article débute ainsi :
"Clément Rosset est un écrivain de la pensée. Pour lui, il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le réel [...] " La suite, ici.
je ne vois pas très bien comment une maladie pourrait vivre de manière autonome sans affecter quelque peu l'esprit puisque on ne peut séparer corps et esprit. Il est impossible d'etre bien dans sa tete si le corps souffre et vis et versa. il est certain que si l'on ouvre le corps de clément rosset on ne découvrira pas cette maladie c'est plus une maladie de la chair.
RépondreSupprimerIl n'est pas honteux d'etre dépressif, l'absence de maladie est peut etre la grande santé comme aurait pu dire nietzsche mais ce n'est pas la vie pour paraphraser winnicott.