Les lecteurs de ce blog connaissent sans doute Santiago Espinosa, commentateur et traducteur de Clément Rosset. Je tiens à signaler la parution prochaine de son livre sur la musique, d'inspiration bien évidemment rossétienne :
"Voici quelques années que la musique occupe une place dans le champ de la philosophie française. Bien sûr, la musique a été au coeur de la pensée de certains philosophes, notamment allemands, tels Schopenhauer et Nietzsche, mais force nous est de reconnaître qu'en ce qui concerne les auteurs français elle a souvent été négligée, sauf à quelques exceptions près (Bergson, Jankélévitch et Rosset, par exemple). Est-ce par une disposition trop rationaliste, héritière de la philosophie de Descartes, qui ne saurait accepter son caractère insaisissable et imperméable à l'interprétation ? Sans doute. Il semblerait toutefois que la musique commence ces derniers temps à trouver une certaine importance, voire une reconnaissance de la part des philosophes français. Une prolifération importante d’essais expliquant sa place dans la « French theory » en fait preuve. Or, peut-être à cause de la fraîcheur de ce fait, il se trouve que ces essais se heurtent souvent à une exigence ancienne, assez platonicienne au fond, consistant à ne considérer la musique qu’à la condition qu’elle « exprime » quelque chose (un sens toujours extra-musical, que ce soient les émotions humaines, les intentions politiques ou philosophiques du compositeur, etc.). Nous voyons dans cette disposition un grand tort fait à la musique, et ce à plus d’un titre. D’abord, parce que cette forme de penser la musique implique de ne pas écouter ce qu’elle « dit » — les sons articulés dans le temps — mais d’y chercher un sens caché, c’est-à-dire, paradoxalement, écouter autre chose que la musique. Ensuite, et surtout, parce que ce faisant nous manquons du même coup l’un des traits essentiels de la musique : sa capacité de susciter la joie. Si, au lieu de prêter l’oreille à ce qui se passe dans l’ici et le maintenant (les sons s’écoulant dans le présent) lorsque nous écoutons de la musique, nous portons le regard vers un ailleurs et un autre moment (ce que la musique est censée véhiculer au moyen d’une langue quelque peu confuse), la réalité musicale, qui procure chez certains l’intuition de l’allégresse, perd toute sa force et son efficacité. C’est là l’une des raisons pour lesquelles certains philosophes, d’inspiration plus ou moins romantique, ont affirmé un lien étroit existant entre musique et mélancolie : la musique, de par le fait même qu’elle serait prétendument expression de quelque chose d’autre, devient une manifestation de l’absence de cet autre (un contenu exprimé qui reste cependant toujours indésignable). C’est précisément ce regard qui fait grief à l’écoute ; c’est en voulant voir une expression (parfois même une représentation) de quelque chose à l’intérieur de la musique, et en faisant par là de l’art des sons un art des images renvoyant toujours ailleurs, que celle-ci et la joie qui l’accompagne sont bannies à nouveau et pour de bon de la réflexion. Pour notre part, en faisant souvent allusion à cette méprise, nous croyons en montrer à la fois le caractère illusoire et le trait plus fondamental qu’elle manifeste : le refus du réel au sens le plus large, à commencer par son caractère insignifiant et inexpressif. La réalité musicale n’est en vérité déplacée à un autre temps et à un autre lieu que parce que — c’est là notre thèse — la réalité en tant que telle est ainsi considérée d’emblée comme inintéressante, pis encore, comme indésirable. Que les choses soient telles qu’elles sont, voilà ce que certains philosophes semblent ne pouvoir accepter. Le discours que nous menons ici voudrait au contraire penser l’objet musical en tant qu’analogue du réel, sans dehors et sans profondeur, dans son inexpressivité essentielle. Aussi, l’ailleurs et le jadis nous ayant toujours détourné du domaine du réel, nous avons trouvé notre bonheur dans l’ici et le maintenant auxquels la musique nous renvoie sans cesse. Les anciens Égyptiens donnaient à la musique et à la joie un même nom : Hy ; c’est l’intuition de cette alliance qui guide ce travail, qui l’a fait naître et dont nous avons voulu en tirer et approuver toutes les conséquences."
Santiago Espinosa (Mexico, 1978) est docteur en philosophie et traducteur. Ses travaux ont comme centre d’intérêt le rapport entre musique, littérature et philosophie
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire