29/05/2006

Le pouvoir politique : une mise à l'épreuve des doubles (par Félix)

Nice, le 12 mai 2006


On peut situer la philosophie de Clément Rosset entre deux écueils définis par lui, disons plutôt qu’il s’agit moins d’une philosophie au sens classique que d’un effort permanent de jouir du réel en écartant ces deux écueils.

Le premier écueil est théorisé dans Logique du pire, effort permanent pour distinguer le tragique de ses contrefaçons. Le chapitre II intitulé Tragique et Silence distingue page 65 :

- une mauvaise répétition ou répétition rengaine qui est à proprement parlé pessimiste (il la dégage de l’oeuvre de Schopenhauer), pathologique et dangereusement encline au renoncement. C’est une «répétition à l’arrêt », « tragico-comique » et dont l’histoire ou l’actualité nous offre une perpétuelle illustration – le Comité de salut public 2ème mouture chercher si possible un discours.

Le contre point est la bonne répétition, nommé, sous l’influence explicite de Différence et répétition, « répétition différentielle qui signifie retour d’un élément différent à partir d’une visée du même. » On retrouve cette bonne répétition dans la méthode des exemples répétée qui permet d’aboutir à un effet de réel qui compte beaucoup plus que toutes les interprétations conceptuelles que l’on peut en faire. Ainsi on aboutit à une structure que l’on appellera analogique car elle est un geste qui remplace l’impossible tautologie. Disons qu’elle fait effort vars la tautologie définie par Rosset comme A est A sur le mode du A est A’, légère différence qui autorise et légitime l’effort d’un discours philosophique. Cet effort est semblable à celui de la cure psychanalytique qui relève selon Rosset d’une telle volonté de répétition.

Pour saisir la puissance philosophique de Rosset, il faut s’interroger sur la méthode qu’il utilise pour s’installer dans le réel, pour l’accepter et en jouir pleinement. Car une chose est de condamner les doubles philosophiques, une autre est de trouver une structure de duplication qui permette de ne pas sombrer dans les illusions pratiques du double. Car les illusions dénoncées par Rosset dans le Réel et son double ont des conséquences pratiques évidentes : le cas d’Oedipe est encore une fois exemplaire. La duplication est certainement une nécessité et on ne peut pas en faire l’économie, comme le montre la véritable entreprise rossetienne qui a passé une grande partie de sa vie à traiter des doubles, à les condenser, à les réduire. Comme le dirait Spinoza, même après avoir découvert les illusions du double, on ne saurait retomber irrémédiablement dans l’illusion : c’est le travail même de l’imagination

Or l’analogie est exemplaire dans son usage comme il l’écrit en parlant de la bonne structure de duplication dégagée dans Logique du pire :

Analyse de la cure psychanalytique p.66 : ne pas sombrer dans la répétition névrotique suppose une volonté de provoquer une répétition-différence qui permet l’émergence d’une nouveauté.

On ne peut pas renoncer aux répétitions car ce serait « renoncer à vivre : car la vie est faite de répétition exigeant sans cesse un retour des appétits divers. Il va donc s’agir de passer d’un certain type de répétition à un autre : d’où la différence entre deux formes de répétition, et l’idée qu’il faut passer d’une forme de répétition morte (sans différence) à une répétition vivante (avec différence). (…) Tous les analystes sont sensibles, non seulement à la répétition dans le comportement, mais aussi et peut-être surtout à la nouveauté en laquelle le prisonnier d’un cercle névrotique camoufle sans cesse ces répétitions. Il y a bien une répétition, mais seulement sur le mode analogique, dont l’analogie n’est perceptible qu’à l’analyste, l’analysé vivant sur le mode d’un nouveau radical son analogiquement répété. »

Peut-être est-ce cette méthode analytique que l’on retrouve dans le Réel et son Double qui est un exercice analogique particulièrement riche car il permet de dégager une même structure, un même effort de répétition, à travers une multiplicité d’exemple. Posons lui la question : quel rapport entre cette bonne répétition et l’analogie qui est au cœur de ses ouvrages postérieures ?


- le deuxième écueil est celui du redoublement qui consiste à masquer le réel pour éviter de le voir en face. Une entreprise nietzschéenne qui commence en fait dès l’Anti-Nature avec l’entreprise de désapprentissage qu’il nous conseille de réaliser au début du chapitre premier de la partie intitulée Le monde comme artifice p.47

« Considérer le monde indépendamment de l’idée de nature revient à généraliser une expérience de désapprentissage » dont le produit est une émotion devant l’universalité de l’artifice. Cette expérience est au cœur des ouvrages suivant le mot d’ordre du Réel et son double dont la critique porte sur toutes les formes de mauvais doubles qui sont selon Clément Rosset l’expression de notre condition. Mais une solution en creux s’esquisse au sein de ces deux ouvrages, qui articule un bon double, une volonté de dupliquer le réel dans son pluralisme originellement hasardeux, volonté dont les pratiques de l’artifice dégagée dans l’Anti-nature peuvent être rapprochées.

" On peut concevoir une structure non métaphysique de la duplication, qui aboutit au contraire à enrichir le présent de toutes les potentialités, tant futures que passées. C’est le thème, à la fois stoïcien et nietzschéen, du retour éternel, qui vient paradoxalement combler le présent de tous les biens dont le prive la duplication métaphysique. (Le réel et son double p.81).

Cette citation permet de dégager un noyau commun à la bonne répétition et au bon double, un effort commun pour se distinguer du danger interprétatif et conceptuel qui conduit à culpabiliser le réel.

On nommera volonté de répétition ce noyau impensé car voué au silence du tragique. Un désir profond de donner son approbation au réel.

Si toute philosophie tragique repose en fin de compte sur un silence devant le hasard constitutif du réel, il faut déterminer une action tragique qui se définit par son degré de répétition. La philosophie politique de clément Rosset est silencieuse parce que tragique. Après une pratique du pire et une pratique de l’artifice, peut-on dégager une pratique du double qui permette d’affronter les mauvais doubles qui envahissent nos écrans, qui font écrans et nous empêchent de voir la réalité telle qu’elle est. Mon hypothèse est que le pouvoir politique est un lieu, parmi d’autre plus tragique peut-être, de démystification et que son exercice est une constante mise à l’épreuve des doubles, des bons comme des mauvais.

Les doubles : On peut rapprocher la démystification de Rosset de l’entreprise opérée par Marx dans l’Idéologie allemande qui met en avant les dangers d’une autonomie du double idéologique :

« L’idéologie est une production de la pensée abstraite détachée de ses conditions. L’idéologie est le fait d’une pensée qui se pose illégitimement en source absolue du sens; l’expression d’une pensée oublieuse de ses assises pratiques; d’une pensée qui s’abstrait du processus de la pratique pour s’ériger en fondement des actes de signification. »Bien sûr, Rosset ne souscrirait pas au processus de la pratique tel que l’entend Marx mais il peut être intéressant de trouver dans la pensée de notre auteur un analogue de cette pratique qui permettrait de comprendre et de saisir la portée politique, s’il y en a une, de son œuvre. Car Rosset critique finalement moins le double comme redondance de réel que le double autonomisé et oublieux de la réalité qu’il prétend désormais fonder. Détecter un double est ainsi provoquer sa prochaine disparition, en le dissolvant dans une entreprise permanente de duplication. Il essaye de saisir le double dans sa genèse pour essayer d’en détourner l’usage, d’en rendre les conséquences heureuses – c’est du moins mon interprétation.

I-Pratiques des doubles


1) un terrain de jeu politique : l’artificiel

Dans l’Anti-nature, la critique des idées naturalistes ou pseudo artificialistes aboutit à dégager la facticité essentielle du réel en des termes nouveaux : P.59 dans la partie intitulée le monde dénaturée :

« Il s’agit de décrire un monde sans nature ; pour ce faire, le terme « artificiel » semble commode et présente, sur ces quasi-homonymes que sont hasard et facticité, l’avantage d’annoncer une des implications majeures de la pensée artificialiste : la revalorisation et la déculpabilisation de la pratique spécifiquement humaine de l’artifice. »

L’utilisation de l’analogie comme unification négative des concepts rappelle ce que Clément Rosset nommait dans Logique du pire, page 73, un « anti-concept » qui ne qualifie qu’une somme d’exclusive – on sait que ce discours particulier sur l’être est nommé par ailleurs ontologie négative, en référence notamment à Nicolas de Cues. Il n’énonce rien de positif mais révèle l’impossibilité pour le discours d’atteindre l’Etre directement. Impossibilité qui justifie ce détour analogique permettant de rapprocher des thèmes comme le hasard, la facticité et l’artificiel.

Rosset se fait une objection majeure à lui-même après avoir décrit ce monde dénaturé:

« Qu’en est-il, se demande-t-on des lois, des généralités, de toutes les fréquences régulières qu’on rencontre à chaque pas dans un domaine qu’il faut bien appeler « nature » pour le différencier des lois instituées par l’industrie de hommes ? »

Les réponses à cette objection qu’il se fait à lui-même apportent un certain éclairage sur la conception qu’il peut avoir de la politique car elles définissent un certain champ d’action propre à « l’industrie des hommes ». Elle est essentielle car elle permet de comprendre que Rosset n’est pas un sceptique nihiliste et anarchiste mais qu’il défend une certaine idée de l’ordre artificiel ouvert à la pluralité irréductible du réel, pluralité qui offre la possibilité même d’un pratique artificialiste.

-il ne s’agit pas de nier les régularités mais de leur nier l’appartenance à une nature. On peut alors se souvenir de l’aphorisme109 du Gai Savoir qu’il met en exergue de son livre et auquel Clément Rosset répond :

« Quand en aurons-nous fini de nos soins et de nos précautions ! Quand cesserons-nous d’être obscurcis par toutes ces ombres de Dieu ? Quand aurons-nous complètement « dédiviniser » la nature ? Quand nous sera-t-il enfin permis de commencer à nous rendre naturels, à nous « naturiser », nous hommes, avec la pure nature, la nature retrouvée, la nature délivrée ? »

A cela Clément Rosset :

«L’homme sera « naturisé » le jour où il assumera pleinement l’artifice en renonçant à l’idée de nature elle-même, qui peut-être considérée comme une des principales « ombres de Dieu », sinon comme le principe de toutes les idées contribuant à « diviniser » l’existence (et à la déprécier ainsi en tant que tel). »

Il existe un certain naturel dans les régularités humaines qu’il s’agit bien sûr de restituer, tâche propre d’ailleurs – on le verra- au héros politique dont l’innocence devant le réel est une des vertus cardinales car elle lui permet de saisir les moments opportuns.

- la deuxième réponse à l’objection est la suivante :

« En second lieu, la pensée artificialiste se représente toute loi naturelle (c’est-à-dire physique, chimique, biologique) comme analogue aux « lois artificielles » : c’est-à-dire à toutes les régularités instituées par l’homme, qu’elles soient d’ordre juridique, économique, esthétique ou autre. »

Les lois naturelles sont en fait « analogues » aux « lois artificielles ». C’est sur cette analogie que réside d’ailleurs la possibilité d’une action humaine comme la possibilité d’un phénomène naturel car ces deux types de lois ont un principe commun, un foyer autour duquel tous les sceptiques peuvent venir réchauffer leurs mains refroidies par des expéditions hasardeuses aux confins de la pensée humaine : la convenance. Cette convenance provient de l’œuvre de Lucrèce qui définit l’Être du devenir par l’addition du hasard et du succès. Cette convenance permet de comprendre sur quoi repose l’acceptation rossetienne du réel : non pas sur un résignation à n’importe quel réel mais sur la possibilité d’un foyer commun de sélection de l’Etre qui permet de réconcilier nature et culture en évitant d’autonomiser l’un ou l’autre. La réussite est ce qui est le garant de l’authenticité d’un phénomène et on peut donc en conclure que les phénomènes politiques ne sont pas le fruit d’un pur hasard mais qu’il nécessite une certaine combinaison qui relève certainement de l’art politique.

« Il suffit de concevoir le hasard comme générateur d’innombrable tentatives, et l’existence comme le résultat de certaines de ces tentatives : fruit de la convenance et du hasard.»

On perçoit la dimension leibnizienne qu’il inverse. Chaque hasard est un monde possible mais non pas du meilleur des mondes mais du pire des mondes possibles. Une logique du pire : une logique du réel ;

Il peut donc conclure :

« Exister, pour un phénomène physique ou biologique, c’est s’inscrire dans un processus répétable ; pour une loi juridique, c’est pouvoir s’appliquer à un nombre indéterminé de cas ; pour une œuvre esthétique, c’est être exécutée, reproduite, bref répétée . »

Il y a donc un bon usage du double entendu non plus comme copie autonome et fantasmagorique mais comme processus continue d’apparition du hasard. Reconnaître dans une loi le hasard, vouloir cette loi par un acte d’obéissance répétée est ce qui fournit à l’homme son bonheur, qu’il peut d’ailleurs retrouver en pensant que les régularités naturelles ne vont pas sans une coexistence des possibles hasards qui ne sont pas advenus fautes d’avoir bénéficié de la réussite. Pensée non altermondialiste mais hasardmondialiste parce que prenant en compte la situation hasardeuse présente.

Le champ politique est donc la superposition d’une duplication permanente d’un même hasard renouvelé parce qu’il « convient » à une situation donnée et d’une multiplicité de hasards collatéraux qui sont tous candidats, prêts à profiter de la situation pour accéder au rang de régularités productrice du « bonheur social » selon Rosset. On retrouve cette analogie principielle entre loi naturelle et loi artificielle dans la lecture de Hobbes classé dans les philosophes artificialistes (chapitre VII). L’ « unité de tous les règnes » est affirmée d’emblées selon Rosset et elle permet de comprendre l’indentification entre pouvoir politique et arbitraire. Le pouvoir politique est nécessairement absolu car absolument artificiel et qu’il n’est légitime qu’en tant qu’il garantit au hasard originel la stabilité de la loi par une contrainte répétée dont la force est proportionnelle à la volonté de répétition du dirigeant (son conatus politique). Le pouvoir politique est un supplément au hasard originel mais il ne le remplace pas comme il l’écrit p.205 en montrant l’absence de tout référentiel métaphysique dans la philosophie politique de Hobbes :

« le « pouvoir », dans un sens aussi physique que politique – c’est-à-dire aussi hasardeux qu’artificiel – est la source de toute production ; produire et pouvoir sont termes synonymes, tant sur le plan physique ( hasard atomique) que sur le plan politique ( où l’artifice prend, sans le renier, le « relais » du hasard). »

Loin d’éliminer la possibilité de modifier le réel en arguant de sa facticité pure et imperturbable, cette théorie de la convenance permet de penser l’action possible et engage toute la responsabilité de ceux qui sont en mesures de réaliser la synthèse entre un hasard et un succès – ou du moins qui puissent rendre l’opinion générale par leur propre sélection des opinions hasardeuses convenable au succès d’une nouvelle loi.

Or qui est-ce qui fixe le critère de réussite ou qui décide de la convenance d’un hasard avec une situation donnée si ce n’est le marteau de la répétition qui sanctionne imperturbablement les différents hasards qui se présentent à lui ? Et quels sont les moyens d’augmenter sa puissance d’agir ?

2) Machiavel : la maîtrise politique : un art hasardeux ?

Les années 1970 ont vu renaître un regain d’intérêt pour la pensée politique de Maviavel qui avait été oubliée au temps des idéologies. Or, parallèlement à la critique du marxisme et des totalitarismes émerge en France et à l’étranger une philosophie politique dont une des tâches essentielles est de comprendre la nature du pouvoir et la raison de ses dérives. En France, Claude Lefort et François Furet critiquent le marxisme et propose une lecture moins idéologique des phénomènes politiques. Par exemple, dans son livre Penser la Révolution française, Furet insiste à plusieurs reprise sur cette culture révolutionnaire qui est profondément marquée par ce qu’il nomme l’illusion de la politique et dont il cherche à se déprendre pour analyser les événements politiques. Les travaux de Pocock, autour de son œuvre majeure, Le Moment Machiavélien, permettent de regarder sous un nouveau jour la période pré-cartésienne que Clément Rosset qualifie, à la même époque, d’artificialiste et d’européenne. Il analyse dans son livre la fonction essentielle de la fortuna dans Le Prince en replaçant cette œuvre dans la profonde mutation liée à l’émergence de l’humanisme qui affectait notamment une conception cosmique et religieuse du temps. Il montre comment Machiavel est un illustre représentant de cette pensée d’un temps chaotique, infra rationnel et circonstanciel. Pocock peut ainsi écrire (chap VI B) Il principe de Machiavel) :

« Si on pense la politique comme l’art de faire face à l’événement contingent, elle est l’art de faire face à la fortuna en tant que force qui dirige ce genre d’événement et symbolise de la sorte la contingence pure, incontrôlée et illégitime. »

Clément rosset refuse avec ces auteurs de se livrer à une lecture moraliste de Machiavel et s’attache à la puissance descriptive de cet auteur dont la pensée politique est une sorte de deuxième voie de la pensée politique moderne. Son refus d’une nature humaine le place parmi les philosophes artificialistes et le machiavélisme est considéré comme une déformation moralisante de la pensée de Machiavel. Ainsi, l’Anti-Nature p186 reprenant une citation du chapitre XVII du Prince :

« « Les hommes, il faut le dire, sont généralement ingrats, changeants, dissimulés, timides. » Vision pessimiste peut-être, mais dont le pessimisme ne consiste pas, comme on l’a souvent prétendu, dans l’attribution à l’homme d’une nature mauvaise, mais dans le refus d’attribuer une nature à l’homme. »

La lecture rossetienne de Machiavel s’inscrit donc bien, à certains égards, dans ce moment de redécouverte dépassionnée de l’œuvre de Machiavel qui était considérée depuis un certain temps comme un penseurs soit fascistes, soit profondément immoral. Machiavel est le penseur d’un artificialisme politique qui est consubstantiel à la condition humaine. En effet, le problème qui est selon Rosset au cœur du Prince est celui du temps, problème qui rejoint l’objection concernant la notion de régularités humaines. Le pouvoir politique ne peut pas se passer de mettre à l’épreuve sa conception du réel, sous peine de s’effondrer par manque de « réalisme ». Machiavel s’avère être une solution au problème de la viabilité des lois humaines car il permet de penser la tâche propre de la politique : « réussir à faire durer un état de choses constitutionnellement provisoire, mouvant et fragile. »

Rosset distingue l’état politique par sa capacité à durer en l’opposant certainement au caractère à jamais changeant de la psychologie sociale. Faire durer : « c’est là, en bref, tout le problème politique, qui consiste à transformer le circonstanciel en régulier, à fabriquer de la permanence avec du mobile ».

Deux tâches en découlent :

-apprivoiser le temps : c'est-à-dire le transformer en durée proprement politique par un acte de répétition. On passe d’une conception aliénante d’un temps cosmique et nécessitant à celui proprement humain de la durée qui est le fruit de la répétition d’un même geste Car créer de la durée est un enrichissement du présent car elle donne à l’éphémère d’une décision le caractère de la durée en faisant appel à la continuité de la loi qui est une structure d’analogie dont Clément Rosset parle dans le Réel et son double. La lutte politique devient dès lors une lutte pour l’appropriation de la durée, à celui dont la volonté de durer sera la plus forte sera reconnu le droit de dire quelle est la loi. Le pouvoir politique est ce qu’on peut appeler après Nietzsche le marteau de la répétition, un marteau tenu entre les mains du Prince. Ce qui rend d’ailleurs nécessaire le recours à la force armée théorisée dans le Prince mais aussi dans l’Art de la Guerre.

-priver les sujets du temps nécessaire à la constitution d’une durée .

La durée devient ainsi le critère permettant de mesurer l’efficacité d’une opportunité par la répétition.

On peut en fait penser que ce pouvoir est un état d’exception permanent qui permet d’imaginer un autre pouvoir possible, ou du moins qui fait de chaque pouvoir un pouvoir fragile. Sans contenu définitif, le pouvoir est à la portée de tout le monde.

La manière d’imposer la durée est la violence qui est un excès de force momentané que la Prince va devoir gérer dans la durée. La force continue permet au prince de se maintenir en forçant la nature de l’homme : l’artifice provient de ce caractère démiurgique du prince qui doit forcer ces sujets à adopter son point de vue : obtenir une nature permanente de l’homme à partir de son étoffe propre, l’instabilité, telle est l’essence du pouvoir politique. Cf. Gramsci commentant Machiavel : « Le Prince de Machiavel pourrait être étudié comme une illustration historique du mythe « sorélien », c’est-à-dire d’une idéologie politique qui se présente non pas comme une froide utopie ou un argumentation doctrinale, mais comme une création d’une imagination concrète qui opère sur un peuple dispersé et pulvérisé pour y susciter et y organiser une volonté collective. » P.89 de l’Anti-nature citant Œuvres Choisies, ed. sociales, 1959, p. 182.

3)l’imagination politique : une mise en forme de la durée

La notion d’imagination est capitale pour comprendre la politique de Rosset car est précisé cette faculté de l’esprit humain qui peut soit produire un double fantaisiste remplaçant le réel, soit permettre de forger un réel artificiel. Or cette faculté est pour Machiavel éminemment politique comme on peut le lire au chapitre 6 intitulé : Des principats nouveaux qu’on acquiert par les armes propres et la vertu

L’imitation joue un rôle éminent dans la création d’un nouveau principat, elle permet justement de conférer à l’origine hasardeuse du pouvoir naissant un caractère continu par l’imitation des grands principats. Mais Machiavel distingue deux types différents d’imitation qui renvoie à deux utilisations de l’imagination :

-l’imagination reproductrice ou imagination rengaine pour reprendre les catégories de Logique Du Pire qui est une imitation peu soucieuse des circonstances et incapable de faire preuve de prudence politique. « Marx, paraphrasant Hegel, dit que les événements se produisent toujours deux fois, la première sur le mode tragique, la seconde (répétition) sur le mode comique (Le dix-huit brumaire ) (…)Une autre question serait de déterminer si, pour être tragique, l’événement n°1 ne répète pas déjà quelque chose. » On peut penser à nouveau au cas du comité de salut Public et au ridicule de la seconde répétition. Les généraux rebellé ont ait preuve de manque d’imagination. Comme le dit De Gaulle dans un message du 23 Avril 1961 : « les coupables de l’usurpation ont exploité les cadres de certaines unité spécialisées, l’adhésion enflammée d’une partie de la population de souche européenne qu’égarent les craintes et les mythes, l’impuissance des responsables submergé par la conjuration militaire. » Ces généraux sont dans l’illusion et entretiennent un mythe dangereux qui n’est pas opportun. De Gaulle, on le verra, fait appel à un mythe plus puissant et plus imaginatif pour réduire à néant la tentative de créer un principat nouveau.

Parenthèse :

Le naturel du héros joue également un rôle important dans la saisie du moment opportun. On peut rapprocher cette théorie du naturel de la lecture que fait Rosset de Balthasar Gracian :

chapitre VI : livre Le Héros « le héros est ce chevalier sans peur et sans reproche qui prête à l’apparence un crédit illimité » Le héros est celui qui sait combiner les apparences et la l’occasion (Kairos). Le héros est un homme de maîtrise : des apparences, des circonstances et de la mobilité. « L’art de saisir » les occasions nécessite un certain naturel, une intuition qui permet au héros de saisir dans une apparence hasardeuse ce qu’il peut y avoir de succès.

Cf. le jeu de cartes : « savoir écarter les mauvaises cartes quand il le faut, et à jouer la bonne carte au bon moment. ». La vertu du héros est donc l’attente qui est une capacité à différer son plaisir immédiat car selon Gracian, « chez les hommes dont le cœur est petit, il n’est de place ni pour le temps, ni pour le secret. »

-l’imagination productrice est, elle, la preuve d’une vertu propre au Prince qui saisit le bon hasard et qui lui confère une certaine régularité en le mesurant à l’aune des grands exemples.

Chapitre 6 : « Que personne ne s’étonne si, lorsque je parlerai des principats entièrement nouveaux, et quant au prince et quant à l’état, j’alléguerai de très grands exemples. Parce que les hommes cheminant toujours sur les voies battues par d’autres et procédant dans leurs actions par imitation, comme on ne peut suivre entièrement les voies des autres, ni atteindre la vertu de ceux que tu imites, un homme prudent doit toujours s’engager sur les voies battus par les grands hommes et imiter ceux qui ont été très excellents (…) ». Or pour Rosset, on l’a vu la répétition ou ici imitation doit être celle d’un hasard originel, ce qui lui permet de supprimer la notion d’événement pour la remplacer par celle d’instant. La prise de pouvoir répète toujours quelque chose, le réel. Pour cette raison le pouvoir et ses effets ont une capacité particulière à se prémunir contre les mauvais doubles, contre les illusions de la politique dégagée par François Furet : il doit être habile et ne pas oublier son origine car c’est une question de survie et de conservation.

L’imagination doit être ainsi capable de ne pas suivre aveuglément ces exemples de l’antiquité mais être capable de s’ouvrir à la nouveauté afin d’ouvrir le possible. Elle doit, comme la répétition tragique permettre l’émergence de la nouveauté et la rendre possible socialement, ce qui peut être une source de bonheur social. Elle est une vertu du pouvoir politique car elle permet manifester ce qu’il y a d’originellement hasardeux dans le pouvoir politique, un hasard constitutif qu’elle reproduit perpétuellement en s’ouvrant aux compossibles. On ne doit pas oublier la dimension leibnizienne de cette conception du pouvoir qui transparaît d’ailleurs dans l’Anti-Nature

« Le Léviathan, dont le Larousse du XXème siècle déclare qu’il est un « chez d’œuvre de logique cruelle et pessimiste », apparaît comme une très rigoureuse logique du pire ou, ce qui revient au même, une logique du meilleur dans le pire des mondes possibles(…) »

On peut comprendre la politique comme effort permanent pour intégrer dans sa pratique du pouvoir les compossibles liés au hasard originel. Clément Rosset précise bien : il s’agit moins d’une création que d’une construction faîte à partir du réel. Le pouvoir politique est simplement provocateur, il ne fait que mettre à l’épreuve un hasard parmi une infinité d’autres hasards. La répétition imaginative étant son seul outil qui passe naturellement par un langage propre au pouvoir, un langage qui essaye de masquer ce fait insurmontable : le pouvoir est légitime parce qu’éminemment hasardeux et arbitraire. Raison pour laquelle il doit être absolu.

II- Langage du pouvoir : Louis Marin

Il faut s’appuyer sur le philosophe et les sortilèges pour traiter ce problème du langage du pouvoir. Le pouvoir ne se dit pas, comme le réel car il est arbitraire et absolu et qu’il fait donc partie de ces anti-concepts dont parle Clément Rosset. Il ne peut pas être légitimé en tant que tel et il est à cet égard un objet particulier.

Le problème de la représentation du réel est au cœur de cette philosophie et on peut le rapprocher de ce que Nietzsche disait à propos de la naissance de la tragédie. L’ivresse du pouvoir, non pas cette griserie du carteron de généraux dénoncé par De Gaulle, est une affirmation de son caractère irreprésentable mais elle prend la forme du discours politique et ne peut se manifester qu’à travers lui. L’équilibre de la tragédie grecque permettait au dionysiaque d’être représenté comme tel. Tout n’était qu’apparence d’une force dont la puissance résidait dans un dépassement de l’apparence. Rosset cultive un instinct apollinien dans son goût de l’exemple et il montre cet équilibre tragique qui fait la force de sa philosophie. Une tension entre la tautologie et l’analogie qui tourne parfois au paradoxe. P60 de la naissance de la tragédie

« Du plus profond de la nature s’élève cette joie imprescriptible en face de l’artifice naïf et de l’œuvre d’art naïve, qui n’est, elle aussi, qu’une « apparence de l’apparence » ».

Jusqu’où un pouvoir politique est capable d’assumer ce hasard originel qui fait qu’il est toujours une apparence de l’apparence ?

En quoi le langage politique exprime ce tragique, c’est justement ce que nous allons voir à travers la lecture que fait Clément Rosset de Louis Marin dans les Remarques sur le pouvoir.

Après avoir critiqué les détracteurs du pouvoir qui sont victime de concept à double face du pouvoir et qui ne parviennent pas à faire la distinction entre avoir la puissance de faire quelque chose (pouvoir de répétition) et l’absence d’interdiction (pouvoir virtuel dans un autre monde possible qui n’est pas le pire mais le meilleur des mondes possibles), après cette critique donc, une analyse du langage est entamée. « Nécessairement arbitraire, le pouvoir s’exprime nécessairement dans un discours de type très particulier dont le souci fondamental est, non de légitimer l’arbitraire, mais de rendre celui-ci invisible et imperceptible. » Tout l’art d’une démocratie…Il n’y a pas à proprement de sujet d’énonciation car « un énoncé sans énonciation caractérise précisément la voix du pouvoir : une voix d’autant plus universelle et impérieuse qu’il n’est personne en particulier qui semble s’y faire entendre. » Clément Rosset nous donne un bon moyen de discriminer un bon discours politique, un discours qui sait faire oublier son origine. On peut ainsi dégager la différence entre deux énoncés :

« L’ Etat, c’est moi » et l’énoncé du comité de salut public dirigé par les généraux de l’armée française ou Robespierre.

La théorie du langage politique comme signifiant sans signifié est un bon critère de discrimination entre un pouvoir politique et ce qui provoque l’aliénation et l’illusion du politique. La distinction ne se fait pas tellement entre les différents régimes politiques mais entre un pouvoir politique et un pouvoir idéologique.

Le pouvoir ne doit pas chercher un fondement qui serait une sorte de signifié de son énonciation, il ne signifie rien à proprement parlé, il est tout entier sa représentation. Une apparence de l’apparence qui donne à sa violence constituante un caractère tragique.

Ainsi des ouvrages de Marin on peut dégagé une pensée positive du politique (notamment le Portrait du roi et La critique du discours qui affirment « il n’y a pas d’être ou de réalité à chercher au-delà des images qui les figurent »). Un artificialisme politique devient le règne de l’apparence.

Quatre corollaires découlent de ce principe :

-le pouvoir est la représentation d’un objet non représentable cf. le sublime chez Kant

Ainsi flatter le roi revient à émettre un constat tautologique.

-la présence du roi est son absence même : le roi est un perpétuel remplaçant qui n’existe que par sa volonté de répétition. L’usage du pouvoir est la répétition d’un même geste, la répétition d’un même hasard que l’habile pascalien sait reconnaître derrière tout les titres.

- le pouvoir est « éminemment fragile »

-il est absolu

On peut conclure sur cette série de paradoxes car il semble que la difficulté d’exprimer le réel se retrouve particulièrement dans cette difficulté de Clément Rosset à exprimer le politique. Le paradoxe est peut-être le meilleur moyen de restituer les impasses du langage. Pour cette raison, plus que la métaphore et l’ironie, qui nous détournent du réel, le paradoxe énonce l’impossibilité qui est au cœur même de tout langage.

24/05/2006

Le nietzschéisme de Clément Rosset

Nice, le 12 mai 2006


Le nietzschéisme de Clément Rosset



Y a-t-il un nietzschéisme de Rosset et, si oui, lequel? Notre sujet mériterait des heures de discussion et d’étude détaillée tant Nietzsche est omniprésent dans l’œuvre de Rosset depuis 1960. Je n’ai évidemment pas le loisir de tracer toutes les lignes de convergence que je souhaiterais, je vais donc vous présenter ce que Rosset nous dit de Nietzsche et ce qu’implicitement il lui emprunte pour critiquer la duplication du réel, creuse, illusoire, impensable parce que rien. Clément Rosset n’a d’indulgence pour aucun des philtres d’oubli philosophiques, psychologiques ou moraux. Nous sommes confrontés d’emblée à ce paradoxe : Nietzsche, dans la Généalogie de la morale, fait l’éloge de l’oubli, comme preuve de la volonté de puissance, comme condition de la vie et comme remède au ressentiment ou à la mauvaise conscience. Outil complexe, l’oubli s’oppose à la mémoire, fondement de la morale, organe hypertrophié de l’homme moral, capable de promettre. Or c’est dans le nœud entre Retour et Oubli, nœud tragique, que se joue la portée de Nietzsche, jusqu’à Rosset. Nous postulerons donc que l’oubli n’est pas l’occultation, qu’on n’oublie que ce qu’on a connu et admis.
J’emploierai toujours cette expression de « nietzschéisme » de Rosset avec précaution. Un des enseignements que l’on peut d’ailleurs tirer de cette étude est que le seul nietzschéisme légitime est un aveu d’impossible affiliation à Nietzsche. Nietzsche est une arme puissante mais que l’on ne peut proprement saisir. Nul n’est jamais détenteur de cette arme qui soit vous coupe quand vous l’attrapez, soit perd son tranchant quand vous la serrez trop fort.

- Nietzsche est inadmissible, donc infréquentable
- Accoler un « isme » à Nietzsche, c’est préférer une doctrine à une pensée, un « digest » à une lucidité subtile qui ne peut se réduire à une idéologie – même anti-idéologique (Logique du pire est clair sur ce point).


Nietzsche a toujours servi de démystificateur. Or, quand Rosset s’en prend aux différents nietzschéismes qui ont sévi, c’est pour déceler, sans forcément employer ce mot, une part d’idéologie dans l’usage qu’ils font de Nietzsche.

- Rosset s’en prend donc tout d’abord aux mésinterprétations.
- Une fois démasquées, ces erreurs philologiques ou idéologiques révèlent un Nietzsche définitivement et premièrement affirmateur, pour qui la joie est le principe (au sens fort) de toute pensée honnête.
- Ce renversement permet à Rosset d’opérer l’alliance philosophique entre réel et joie dont Nietzsche constituerait la dernière figure en date. Recentrement et pas de côté : le Nietzsche de Rosset est le Nietzsche que nous le livrent ses textes mais un Nietzsche dont certains traits sont volontairement accentués – et selon moi à raison et pour notre plus grand bien.

Nietzche devient alors, dès La Philosophie tragique, un cas exemplaire d’affirmation du caractère tragique de l’existence et de la nécessité qui est faite de l’approuver avec allégresse et reconnaissance. Nietzsche est éternellement reconnaissant au réel d’être atroce et hasardeux, sans loi, but, ni raison, mais pourtant providentiel – si nous le voulons. Gai savoir, Amor fati. Rosset, comme Nietzsche, considère que tout ce qui advient n’avait aucune raison d’advenir mais qu’en même temps il ne peut pas ne pas être. Plus fort que l’absurde, le tragique n’a pas même un semblant de sens, puisque son unique sens réside dans le fait de n’en avoir pas et de ne même pas en manquer. Rien ne manque au réel qui advient puisque rien ne le définit. Nulle transcendance pour expliquer ce que doit être le réel. Il s’auto-définit, comme unilatéral (rien n’en rend compte), comme idiot (insécable, singulier, unique), comme fruit d’une contingence absolue (n’importe quoi et n’importe comment) mais aussi comme absolument nécessaire. Car ce qui est est et ne peut pas ne pas être. Facticité : on ne réfute pas un fait. Privilège exorbitant d’un réel qui, pour n’être ni immuable, ni simulacre, n’en est pas moins nécessairement ce qu’il est. Sur ce réel aucune prise pour l’action, l’événement, la liberté. Nul relief possible. Le libre-arbitre est une invention destinée à responsabiliser, culpabiliser l’homme (Nietzsche, Crépuscule des idoles). Que le réel soit mouvant, toujours singulier et toujours singulièrement différent de ce qu’il était n’empêche pas qu’il ne soit pas, hic et nunc, autre que lui-même. Quand bien même l’on voudrait prendre ce devenir comme argument contre l’idiotie du réel (en montrant que dès qu’il est il n’est déjà plus et que sa plénitude même se dérobe), on n’en pourrait tirer aucun argument positif en faveur d’un double du réel. Et le réel est ce qui est sans double. La plénitude du réel et son idiotie sont les raisons qui nous interdisent de le connaître. Car comment connaître cet objet singulier qui en même temps fuit, semblable à rien, et ne peut pourtant pas ne pas être ? Et peut-être est-ce justement ce devenir qui fait que le réel est nécessaire : puisqu’on ne peut l’arrêter et qu’on n’en peut rien dire, il est également impossible de lui demander d’être autre – être autre que quoi ?! Autre que autre ? Si Deleuze, comme Nietzsche, voyait dans la philosophie une entreprise de lutte contre la bêtise et si, comme Nietzsche encore, il définissait la bêtise comme ce qui réduit les différences au semblable, le singulier au catégorisable, le hasard au nécessaire, il nous faut distinguer idiotie et bêtise. Car ce n’est pas parce que le réel est idiot et que ce sont les intellectuels qui paradoxalement manquent le plus d’humilité et dédoublent le plus le réel, qu’il faut être bête pour être tragique. Comme Deleuze, Rosset associe la bêtise à une réduction. Non pas à une simplification (puisque le réel est simple), mais justement à une duplication ou une complication (sens, raison, ordre ou imperfection, dégradation d’une essence supérieure, …). Toute existence immédiate manque d’une instance vraie qui soit en rende raison soit montre son imperfection, elle doit donc ne pas manquer : ainsi pense le métaphysicien. Cette instance lui est donc attachée nécessairement, comme un double ombrageux qui, contrairement à l’ombre, ne garantit pas la réalité de l’être qu’il suit mais en obscurcit au contraire l’incomparable éclat. Dédoubler le même (l’unique) pour le différencier de lui-même, entreprise dialectique dont Hegel eut le génie mais qui justement abolit la différence, la singularité pour la rendre même et différente à la fois. Rationalisation du réel, duplication du réel au sein même du réel.


Nietzsche est-il tragique ?

L’entreprise rossétienne de démystification apparaît donc dans le droit fil de la philosophie de Nietzsche. Comme l’auteur du Crépuscule de idoles, Rosset relègue donc métaphysique, religion et morale dans le monde des doubles, monde de langage et de fantasmes sans épaisseur autre que psychologique. Clément Rosset rend donc d’ailleurs justice au Crépuscule des idoles dans La Force majeure. Contre l’interprétation de Klossowski notamment, il voit dans la critique du « monde vrai » comme « fable » l’affirmation de l’unicité et de la suffisance de ce monde-ci. Notre monde suffit à faire un monde. Le dernier aphorisme du Crépuscule des idoles, dans le chapitre « Ce que je dois aux anciens », est consacré au sentiment du tragique. Le paradigme théâtral y est privilégié et pour cause, Nietzche revient sur l’intuition qui était la sienne quand il écrivit La Naissance de la tragédie. Je rappelle que c’est ce livre qui inspira La philosophie tragique de Clément Rosset. Si, pour Rosset, Nietzsche n’est pas le premier philosophe tragique, mais justement le dernier, il est pourtant celui qui le premier thématisa le tragique comme tel. Ni Lucrèce, ni Montaigne, Pascal, Spinoza ou Hume ne parlent de « tragique ». Nietzsche a donc en un sens révélé a posteriori une lignée de philosophes tragiques que consacre Clément Rosset. Philosophe attardé, comme le qualifie Rosset dans l’Anti-nature, puisque isolé en son époque, Nietzsche constitue donc pour Rosset une référence indispensable, celle qui justifie, encore aujourd’hui, d’aimer la vie malgré tout et de l’affirmer pour elle-même, inacceptable et douloureuse, amère et râpeuse. Etudions ce texte du Crépuscule des idoles :

« (…) L’affirmation de la vie, même dans ses problèmes les plus étranges et les plus ardus ; la volonté de vie, se réjouissant dans le sacrifice de ses types les plus élevés, à son propre caractère inépuisable – ce que j’ai appelé dionysien, c’est en cela que j’ai cru reconnaître le fil conducteur vers la psychologie du poète tragique. Non pour se débarrasser de la crainte et de la pitié, non pour se purifier d’une passion dangereuse par sa décharge véhémente – c’est ainsi que l’a entendu Aristote, mais pour personnifier soi-même, au-dessus de la crainte et de la pitié, l’éternelle joie du devenir, – cette joie qui porte en elle la joie de l’anéantissement… Et par là je touche de nouveau l’endroit d’où je suis parti jadis. – L’Origine de la tragédie fut ma première transmutation de toutes les valeurs : par là je me replace sur le terrain d’où grandit mon vouloir, mon savoir – moi le dernier disciple du philosophe Dionysos, – moi le maître de l’éternel retour… »



- Le caractère affirmateur et non sélectif du tragique est ici flagrant : tout est objet d’affirmation et, corrélativement, de joie. La joie est générale en soi.

- Le but de cette affirmation n’est pas cathartique, la vie n’est pas un théâtre à distance duquel nous pourrions nous mettre pour nous purger de nos passions. Non, nous somme indissolublement liés à ce théâtre. L’intérêt de Nietzche pour la tragédie grecque n’est donc pas superficiel : l’existence même est lieu d’exercice du dionysiaque. Cela explique par là-même pourquoi Nietzsche privilégie une esthétique de la création contre l’esthétique du désintéressement kantienne ou schopenhauerienne. L’esthétique du spectateur est hypocrite parce qu’elle n’est justement qu’une esthétique : on ne peut vivre en tragique qu’en étant « soi-même » créateur, acteur. La vie comme œuvre d’art est la vie perçue comme tragique, en tant que ce qu’elle est véritablement : indigeste mais belle et sainte.

- La vie de l’individu tragique est donc tout sauf résignée et passive. Elle est action et conscience de la perfection parce que satisfaite par ce qui est et connaissant ce qui est. C’est en ce sens que Spinoza est un philosophe tragique pour Rosset : philosophe de la nécessité absolue mais également de la joie. Nietzsche nous parle bien de son « savoir ». Son « gai savoir ».

- La critique du « monde vrai » qu’a menée Nietzsche dans les chapitres précédents est donc ici sanctifiée pour « personnifier soi-même, au-dessus de la crainte et de la pitié, l’éternelle joie du devenir, – cette joie qui porte en elle la joie de l’anéantissement ». Une fois débarrassé des fables, l’homme peut enfin jouir du réel, qui n’est plus coupable, du réel, rien que du réel et cela est déjà beaucoup trop puisqu’il est inépuisable, inépuisable en merveilles comme en horreurs.

Ce bel aphorisme nous permet donc déjà de recouper de nombreux thèmes qui ne vont pas dans le sens d’un nietzschéisme de Rosset mais de sa stricte adéquation à la pureté de la pensée tragique. Nietzsche ne se dit d’ailleurs pas le seul disciple de Dionysos mais le « dernier »… Et à en croire Rosset il suffit pour être tragique de n’être point trop penseur. Humilité et simplicité du regard font de tout savoir un gai savoir lucide.


La Force majeure

La Force majeure est un des ouvrages cruciaux de Clément Rosset. Pour ses lumineuses et très belles pages sur la joie, mais aussi pour ses "notes sur Nietzsche", seul véritable commentaire de Nietzsche qu’ait proposé Clément Rosset, hélas peu mentionné par les nietzschéens officiels. La raison en est d’une part la grande brièveté ; d’autre part que ce n’est pas à proprement parler un commentaire. Si je devais surnommer Clément Rosset, je le surnommerais peut-être « le philosophe lumineux » : parce qu’il allie la force d’un caractère lucide et celle d’un esprit pénétrant et révélateur. Voir et faire voir. Il ne commente pas tant Nietzsche qu’il ne le débroussaille. C’est un sentiment qui me taraude depuis que je lis Clément Rosset : clairvoyance et pertinence, seules capables de donner un aperçu du sentiment du réel. En même temps, Rosset se trouve être plus commentateur que tout commentateur. Car il ne fait proprement que commenter des aphorismes qui sont censés traduire l’essentiel de la pensée nietzschéenne, il s’attache au texte. L’essentiel est de savoir si ces échantillons ne travestissent pas une pensée éminemment complexe, lunatique et parfois même contradictoire. En somme, jamais un texte de Nietzsche ne suffirait à en déduire quoi que ce soit de sa philosophie. Mais peu importe, Rosset, s’il ne cite pas tout Nietzsche, réussit tout du moins un tour de force pour un nietzschéen, il ne fait pas dire à son auteur ce qu’il n’a pas dit. Son entreprise est une déconstruction des divers contresens qu’il estime répandus sur la pensée de Nietzsche. La Force majeure réhabilite donc Nietzsche par-delà le nietzschéisme et le ramène au rang des philosophes, ne serait-ce qu’en distinguant la volonté de vérité (idéelle) de la vérité qui consiste à dire que le réel est ce qu’il apparaît être. Nietzsche estime qu’on n’a pas été assez véridique quant à la vérité. Et sa pensée manifeste une véritable cohérence philosophique ? Clément Rosset agit en un sens en fin critique puisqu’il procède à des renversements interprétatifs et à des distinctions conceptuelles (apparence et apparence, vérité et vérité, bonheur et bonheur), nous le verrons.


Nietzsche et la modernité

Clément Rosset, quoiqu’il leur ressemble par un certain scepticisme et une certaine pensée de la singularité, est en rupture avec ses contemporains. Parce que « toute la modernité philosophique et littéraire bruit en France du nom de Nietzsche, et qu’il n’est pourtant rien de plus étranger à cette modernité que la pensée nietzschéenne (…) l’idée que la grandeur de Nietzsche provient de ce qu’il n’est justement pas un grand penseur peut apparaître comme très caractéristique de notre modernité. » Nietzsche apparaît ainsi comme un symptôme exemplaire d’objet réel inacceptable, « en tant que témoin de l’autre et figure du vide » , autant dire comme double d’un Nietzsche réel
L’étude de la béatitude situe déjà Rosset par rapport à la modernité : volonté de puissance et surhomme sont secondaires pour lui. Clément Rosset emprunte à Henri Birault[1] le terme béatitude « pour définir le thème central de la philosophie nietzschéenne », terme pouvant être remplacé par « joie de vivre, allégresse, jubilation, plaisir d’exister, adhésion à la réalité ». Reste que Birault ne l’emploie justement pas indifféremment puisque la béatitude y est d’emblée opposée au gai savoir. Il y aurait donc peut-être une béatitude nietzschéenne mais certainement pas au sens où la tradition entend ce terme, aux connotations religieuses. Or Nietzsche plus qu’aucun autre se voulait pourfendeur du désir grégaire de bonheur, tout autant que de la béatitude religieuse. Il est donc étrange que Rosset choisisse l’unique terme qui pose autant problème. « La béatitude en elle-même ne se présente jamais comme une introduction, mais comme une conclusion », nous dit Birault. « On peut se demander ce que la béatitude peut bien avoir à faire avec la pensée de Nietzsche ». Les « concepts fondamentaux » de Nietzsche sont selon lui : surhomme, éternel retour, volonté de puissance. « Aucun ne semble avoir de rapport direct avec la béatitude ». Or Rosset estime qu’il n’est plus nécessaire de démontrer, comme Birault, que la béatitude a rapport avec Nietzsche. « C’est plutôt à une tâche inverse que devrait travailler maintenant un commentateur de Nietzsche : montrant au contraire comment ces concepts [« fondamentaux »] s’accordent avec le thème de la béatitude. » Ils ne peuvent être reconnus comme authentiquement nietzschéens qu’autant qu’ils relèvent d’une béatitude absolue et non l’inverse. Il y a « ceux qui ruminent sans cesse mais sans réussir à digérer (cas de l’homme du ressentiment), et ceux qui ruminent et digèrent (cas de l’homme dionysiaque)… On interprète généralement : le mauvais ruminant n’a pas accès au bonheur car il est prisonnier de la pensée du malheur, le bon ruminant accède au bonheur car il surmonte la pensée du malheur, réussit à la digérer. » Or, pour Rosset, le bon ruminant a accès à la fois au bonheur et au malheur, le mauvais ni à l’un ni à l’autre. L’homme du bonheur a accès à tout, l’homme du malheur à rien. La béatitude « implique une profonde et incomparable connaissance du malheur ». La connaissance du tragique « constitue un surcroît de gaieté qui l’emporte sur la souffrance… se présentant ainsi comme un test de la béatitude ».
Trois points m’intéresseront ici tout particulièrement : la musique, la vérité et la morale. Une renversement des valeurs et des significations attachées à ces termes conduisent droit à une philosophie tragique. La musique comme manifestation privilégiée de réel, la vérité comme approbation du réel et une morale de l’affirmation répétée, tels sont les registres d’apparition de la réalité nue, inadmissible et pourtant providentielle.


La vérité

La question de la vérité est évidemment LA question de Nietzsche et dont la solution, nous le savons, est d’ordre psychophysiologique et loin d’être désintéressée. Mais là n’est pas le problème, sinon à rappeler que la Vérité n’est qu’un moyen très répandu d’échapper à la vérité, à savoir au réel. L’homme théorique a la Vérité pour le pas mourir de la vérité. Nietzsche ouvre Par-delà bien et mal en comparant la vérité à une femme et en constatant que les philosophes s’y sont jusqu’ici mal pris avec elle, faute d’avoir su qu’elle était femme. Rustres et maladroits. Or Rosset, au début de La Force majeure, nous dit que la joie est féminine en ceci qu’elle reste indifférente à toute objection, sourde à la contradiction. C’est peut-être donc bien parce que la vérité – la réalité – est femme que la joie, indifférente au réel puisque aimant le réel en général, lui emprunte sa féminité. La joie est la plus sûre alliée du réel. Le mérite de Rosset dans ce chapitre intitulé « Surface et profondeur » est de réhabiliter une catégorie conspuée par les commentateurs qui en fait singent Nietzsche : la vérité. Entendons que Nietzsche ne récuse pas le fait que certaines choses soient vraies au sens de véridiques et d’autres fausses, au sens d’inexactes ou d’illusoires. La Vérité est un mensonge, mais mentir implique d’admettre qu’il y a quelque chose de vrai. Contre l’interprétation de Klossowski, Rosset ne dit donc pas que le monde réel est également fable et que toute existence est interprétation. Que le « monde vrai » soit fable ne fait pas du vrai monde une fable. Ce syllogisme a l’inconvénient majeur pour Rosset de disqualifier l’existence et d’autoriser toute interprétation, y-compris morale et religieuse. Il ne faut donc pas confondre discours sur le monde et monde. Ce qui est vrai est donc que ce monde-ci est suffisant et unique. L’apparence, ce n’est plus ce monde-ci, mais bien le « monde vrai ». Nietzsche conserve mais renverse donc la distinction entre apparence et réalité. Le « monde vrai » est pour Nietzsche une « illusion d’optique et de morale ». L’aphorisme 6 du chapitre « La raison dans la philosophie » du Crépuscule des idoles et le chapitre « Comment le « monde vrai » devient enfin une fable », étudiés de près, permettent de voir en Nietzsche un affirmateur raisonné et puissant des caractères que Rosset reconnaît au réel :

- unicité
- idiotie
- suffisance, plénitude
- possibilité universelle de gaieté

Seule une récusation radicale de l’au-delà permet de dépasser l’opposition « monde vrai »/ « monde des apparences », puisque le vrai monde c’est justement ce monde-ci et qu’il n’est plus guère de raison de parler d’un « monde d’apparences » (celui-ci), s’il n’y a plus de monde des essences. « Avec le monde vérité nous avons aussi aboli le monde des apparences. » Que les sophistes, Nietzsche et Rosset sanctifient les apparences ne constitue en aucun cas une objection contre leur sens de la réalité et en faveur d’un quelconque illusionnisme, mais plaide au contraire en faveur de l’interchangeabilité des termes « réalité », « apparence », « superficialité », « empirique », « existence », « facticité ». Bref, l’univocité du réel est ici rétablie et, comme chez Spinoza, l’erreur ne contient rien de positif, il n’y a qu’un réel et qu’une positivité : celle des idées adéquates. Le non-être n’est pas, n’a aucune teneur ontologique, il n’est qu’illusion. Et Rosset refuse de commettre le parricide qu’a commis Platon : si les doubles existent bel et bien, ils ne contiennent cependant rien en eux de positif, ils sont immanents au monde et non extérieurs et supérieurs à lui comme ils le voudraient. Car le réel supporte la contradiction, pour parler comme Hegel, mais non pas sur le plan de l’être. Sur le plan du discours. On peut penser ce qu’on veut du réel, il y est indifférent. L’illusion métaphysique qu’incrimine Rosset se révèle donc un manque de connaissance, un refus de penser ce qui est – tout comme, encore une fois, chez Spinoza. Spinoza peut donc intégrer la famille tragique, puisque chez lui rien ne fait relief sur la substance. Le tout, univoque malgré son infinité d’attributs, n’a d’au-delà qu’en lui-même : c’est toujours au sein même du réel que l’on projette l’existence d’un au-delà. Malgré la distance qui sépare le rationalisme spinoziste et l’irrationalisme rossétien, tous deux accordent une même valeur à la vérité, celle d’une reconnaissance intraitable et sans prix de tout ce qui peut s’offrir à l’intelligence.
Surface et profondeur ne se divisent alors plus selon un schème d’illusion et d’essentialité. Cette structure métaphysique initiée par Platon ne résiste pas à l’univocité et celle-ci, quand bien même impensable et indescriptible, ne nous donne aucun argument pour démontrer qu’autre chose serait. La surface exprime la profondeur, comme le masque en dit plus long sur celui qui le porte que tout visage découvert. La vérité, chez Nietzsche, se révèle par le jeu, par l’apparence, esthétique en ce sens, mais elle ne réside pas qu’à la surface. Le masque ne suffit pas à lui-même et son rôle n’est pas tant de masquer que de répéter sur le mode de la variation ce qu’il cache. Le masque exprime, il ne trompe pas. Je renvoie ici à l’obscur mais joli éloge des masques au début de Différence et répétition de Gilles Deleuze. Or les profondeurs pour Nietzsche, sont tout sauf l’essence, la clarté intelligible, mais plutôt la noirceur honteuse ou insondable de l’humain. Tout voyageur porte avec lui son ombre, tout homme, comme chez Platon, a en lui une part inavouable de désirs et de pensées insanes. Mais Nietzsche étend cette corrélation entre l’apparence et la profondeur à toute existence. Nous ne voyons que la surface des choses, certes, mais nul besoin d’aller chercher au-delà d’elles ce qu’elles masquent, tout ce qu’elles sont réside en elles, au plus profond d’elles-mêmes. On ne pourrait connaître le réel qu’en se noyant dans ses profondeurs, le réel n’est intelligible que depuis son propre fond. C’est pour cela que Rosset nous explique que l’objet, nécessairement singulier, est indescriptible, qu’il n’a pas son complément en miroir, comme dit Ernst Mach qu’il cite à plusieurs reprises. Mesurer le réel nécessite une mesure extérieure à lui, or il est à lui-même sa propre mesure. L’apparence nous leurre peut-être, en tout cas elle nous éblouit, mais elle ne contredit en aucun cas la profondeur, elle l’exprime. L’univocité du réel est fondée sur un matérialisme radical, présenté en détail dans Logique du pire et dans L’anti-nature, matérialisme que partagent Rosset et Nietzsche. Crépuscule des idoles : « Thucydide et peut-être Le Prince de Machiavel me ressemblent le plus par la volonté de ne pas s’en faire accroire et de voir la raison dans la réalité – et non dans la « raison », encore moins dans la « morale ». La vraie raison se moque de la raison et la vraie morale se moque de la morale. Matérialisme que Rosset après Althusser dit consister à ne plus se raconter d’histoires, ne plus s’en laisser accroire, dit Nietzsche. Nietzsche nous dit dans Le Crépuscule des idoles : « Une fois pour toutes, il y a beaucoup de choses que je ne veux point savoir. – La sagesse trace des limites, même à la connaissance. » On pourrait y voir un désaveu du gai savoir tragique. La sagesse tracerait des limites au savoir et serait ainsi moins cruelle qu’on le prétend ? Je ne crois pas. Je crois que ce que Nietzsche ne veut point savoir est ce qu’il ne peut point savoir. Quitte à ne pouvoir pénétrer la profondeur du réel, il préfère éviter de la sacrifier à la vérité, à l’idée, à l’essence. L’ignorance est elle aussi un aspect tragique de la vie qu’il faut savoir assumer, qu’il faut approuver. Etre gai, même en ne sachant pas ce qui se cache derrière ce que j’approuve, voilà ce que j’appelle prendre des risques, savoir que cela est tout en ne sachant pas ce que c’est, nulle pensée ne saurait être plus folle et plus humble. L’humilité du tragique est garantie par la joie, qui a lieu malgré tout. Et comme le dit Rosset à la fin de L’anti-nature, l’humilité ne garantit pas la joie. Il faut approuver avant d’avouer l’impuissance à connaître. Sinon on disqualifie ce qu’on ne peut connaître et les issues sont alors multiples : la joie n’en est qu’une parmi beaucoup et il est aisé de la manquer, comme le prouve Pascal.


Rosset, Nietzsche et la morale

Premier ennemi de Rosset, « la tentation morale » fait obstacle à la perception. « Tentation » qui s’appuie sur la croyance en un SUJET, en une LIBERTE et en un partage du monde entre JUSTES et SALAUDS – et qui se nourrit d’une vision lucide (le réel est tragique) impliquant une posture aveugle (tout mais pas ça). L’inadmissible se mue alors en immoral, l’immoral en victime de la censure, comme le théâtre de Molière chez Rousseau.
« La question qui se pose ici est plutôt de savoir si l’entreprise critique est bien le souci dominant de la philosophie de Nietzsche ». « Or il n’en est évidemment rien » ! La critique est secondaire, subordonnée à l’impératif affirmateur. Le non est toujours au service d’un oui, tandis que le oui de ceux que critique Nietzsche n’est jamais qu’un non nihiliste déguisé.[2] C’est parce qu’il approuve le monde que Nietzsche accuse la morale et non l’inverse. Il faut alors contester l’interprétation deleuzienne qui fait porter sur la critique l’essentiel du poids de la pensée nietzschéenne, assimilant l’approbation à la critique du ressentiment, comme s’il fallait savoir dire non au non pour accéder au oui dionysiaque[3], se libérer du carcan oppresseur pour accéder à l’innocence du jeu et de la vie. La violence critique est la suite de la violence de l’approbation.* Rosset se veut lui-même « critique » en ce sens qu’il est « observateur impitoyable de ce qui est, et a fortiori, de ce qui est écrit dans les livres de Nietzsche. Nietzsche ne lutte donc aucunement, il perce avec lucidité et finesse la réalité de ce qui est. Ses condamnations de la morale sont donc avant tout des explicitations de la morale (une généalogie). Nietzsche se vantait de ne pas même accuser les accusateurs. L’opération rossétienne est donc imparable : les fantasmes des nietzschéens (contemporains, libertaires par exemple) consécutifs à la critique se voient invalidés si l’on rétablit le sens de la pensée, qui va de ce qui est (donc pas les fantasmes) à la critique démystificatrice de ce qui n’est qu’illusion (la morale, et ce au même titre que ces fantasmes). Clément Rosset fait cependant crédit, un peu plus loin, à Deleuze d’avoir bien analysé le ressentiment en tant que tel comme « une réaction qui cesse d’être agie ». L’homme du ressentiment ne se caractérise pas tant par sa réactivité que par l’impuissance qui est à la source de celle-ci. Nietzsche suspecte, avant ceux qui disent non, ceux qui disent un oui suspect (métaphysique, morale) : oui au bien et non aux bonnes choses, à l’essence et non aux choses singulières.
Dans Nietzsche et la philosophie, Deleuze analyse ce qu’il appelle à juste titre le paralogisme. Paralogisme du faible et qui consiste simplement à contester la vérité profonde du principe d’identité : « tu es méchant ; je suis le contraire de ce que tu es ; donc je suis bon. » Ce paralogisme repose sur la fiction d’une force séparée de ce qu’elle peut, de ce qu’elle est. On voudrait demander au fort de ne pas être fort. Pour qu’il ne soit plus fort mais méchant on l’accuse s’il agit. Nous voyons donc que le ressentiment dédouble la force en force physique et responsabilité morale et qu’il en nie la réalité en lui substituant le concept de mal. Le ressentiment reproche donc au réel d’être le réel.


L’Eternel retour

- Non pas une thèse sur la vérité des choses mais une hypothèse invitant à une réaction affective, question, épreuve.
- Répétition stricte du monde déjà là, immanent et non transcendant (ce qui n’exclut cependant pas le retour de la différence inhérente à la vie comme chez Deleuze[4]).
- Révélateur non d’une vérité ontologique mais psychologique concernant le désir du retour du même.

C’est au travers d’une fiction, d’une question ( et si… ; "que dirais-tu si..." ) que Nietzsche développe donc l’hypothèse d’un retour du même qui, dans sa virtualité de joie ou d’horreur, révèle le degré d’amour du réel de celui qui l’expérimente, degré qui est le critère même d’évaluation de toute vérité puisque la joie et le savoir tragique ne font qu’un. Es-tu prêt à revivre la même vie une infinité de fois, les rires comme les pleurs, la beauté comme la laideur, es-tu prêt à approuver cette vie au point de VOULOIR la revivre ? Peu importe que la réalité soit ou non Retour, Répétition, ce qui compte c'est qu'on accepte qu'elle puisse l'être. cf. Gai savoir, §341 et Par-delà bien et mal, §56. Ce qui reviendra sera ce monde-ci, le même. L'éternel retour est donc un révélateur, signe soit de nihilisme, soit d'affirmation. Il est en cela intimement lié à la volonté de puissance, dont il est le test. Cette "volonté d'éternisation" particulière que constitue le Retour provient "d'un sentiment d'amour et de reconnaissance" (Gai savoir, §370) et non d'une idiosyncrasie "egypticiste" et réactive. C'est ainsi que se comprend cet étonnant poème qu'a commenté Heidegger et que Rosset interprète en d'autres termes :

Eternel "oui" de l'Etre,
à jamais je serai ton "oui":
car je t'aime, ô éternité!

(
"Gloire et éternité", in Dithyrambes de Dionysos)

En la mettant non au fondement mais à l’horizon, comme test, de leur philosophie, ils réaffirment la primauté du tragique et de la joie en celle-ci. Pour Rosset, comme pour Nietzsche, nous revenons donc, à la fin de ces « notes », à la béatitude. Nietzsche nous est révélé comme pur affirmateur, comme envers du contestataire, comme homme tragique par excellence, propre à inspirer cette « logique du pire » de Clément Rosset qui, parce qu’elle est affirmative, ne peut (conséquence) que partir en croisade contre tous les doubles.



Musique, tragique et joie

Les pages consacrées la musique chez Nietzsche ont l’immense mérite de montrer le rôle décisif de celle-ci dans son œuvre, un rôle principiel, que les commentateurs ont trop souvent occulté. Georges Liébert, dans un livre intitulé Nietzsche et la musique, a d’ailleurs rendu hommage à Clément Rosset d’avoir été une des exceptions à cette règle qui consiste à considérer la musique comme un aspect mineur et non décisif de la pensée de Nietzsche.
Nietzsche philosophe parce que musicien. L’homogénéité de la musique et du monde n’est pensable que par une oreille musicienne, que par celui qui n’a pas de cire dans les oreilles.
La gaieté est d’essence musicale et la musique est nécessairement jubilatoire. De là on peut distinguer musiciens et auditeurs tragiques et non tragiques. Nos deux philosophes partagent un même goût pour le Carmen de Bizet. Mozart apparaît, surtout chez Rosset, comme l’étoile de la pensée approbatrice. Mozart est celui qui le mieux nous donne accès à ce que Rosset nomme la grâce dans le Traité de l’idiotie. Au même titre que Shakespeare, Mozart et sa grâce nous montrent le réel non pas tel qu’il est (que cela voudrait-il dire ?), mais tel qu’il n’offre aucune prise à la duplication ou à la substitution. Cette grâce consiste, sinon à montrer le réel, du moins à suggérer avec force qu’il ne peut être autre que cela, aussi confus et indéterminé ce « cela » soit-il. La représentation est alors pétrie d’inéluctabilité. Représentation, qui n’est en fait que présentation (le réel ne se donnant paradoxalement jamais aussi clairement que dans l’art, d’où le privilège accordé par Rosset aux exemples littéraires). L’alliance de l’inéluctable et de la joie, musicale ou poétique, constitue la grâce. Nous voilà rachetés. Or la musique, l’art en général, possède cette vertu rédemptrice chez Nietzsche. Non que l’art soit un narcotique adoucissant la perception du réel, mais bien parce qu’il est de la même étoffe que le réel ou, inversement, que le réel est « fait de la même étoffe que les songes », pour paraphraser Shakespeare. Mais attention, ce qui compte ici n’est pas l’illusion, le songe, mais le fait que l’imaginaire soit de même nature que le réel. Rêve, musique et métaphores sont des effets de réel, non pas des illusions mais des effets au propre sens du terme : une production concrète, une réalisation de réel. « Nous avons l’art pour ne pas mourir de la vérité ». Certes, mais alors pas pour y échapper. Tout simplement parce que sans art nous n’aurions même pas accès à la vérité, nous en mourrions instantanément. Dionysiaque, la vérité que nous livre l’art est transfigurée, ne serait-ce qu’un minimum, par les belles apparences apolliniennes, faute de quoi elle n’apparaîtrait même pas. L’œuvre d’art est nécessaire coexistence d’Apollon et Dionysos, si l’on entend par œuvre un phénomène et un corps, quasi organique, une unité. Indigeste, la vérité ne peut l’être que si on lui donne l’occasion d’être ingérée. C’est en cela que l’art en même temps nous livre la vérité et nous empêche d’en mourir. Rosset, nous montre bien, dans Le démon de la tautologie, en quel sens la métaphore, loin de nous tromper quant au réel, constitue un détour qui paradoxalement en rapproche. Comme on ne peut accéder à celui-ci de face, ni le dupliquer pour le comprendre, force nous est faite de le contourner. Mais ce détour est aussi un prolongement. Car la métaphore n’est jamais détachée de ce dont elle s’écarte. Elle enrichit le réel, ou plutôt augmente la teneur en réel de notre perception. La connaissance du réel est un travail de longue haleine. Effacer tous les doubles, débroussailler les contours du réel. Travail de fourmi, collection de descriptions minutieuses, partielles, microscopiques. Le savoir du réel est fait de toutes les approches qu’en ont fait tous les artistes et qui aident à former cette mosaïque. Peut-être n’est-ce pas pour rien que Clément Rosset a mis trente ans à boucler Le réel et son double ; ni que Nietzsche a tissé la toile de sa psychologie avec d’innombrables aphorismes ciselés et poétiques. Rosset, sans le dire, reprend à son compte cet enseignement tacite de Nietzsche qui tira profit avec génie de son impuissance à réaliser la grande forme. « L’art est-il la conséquence d’une insatisfaction devant le réel ? Ou une expression de reconnaissance pour le bonheur dont on a joui ? » Nietzsche nous pose cette question dans un fragment posthume écrit entre automne 1885 et automne 1887. La réponse, vous la connaissez aussi bien que moi. Quoi qu’il m’arrive, même la mort, il y aura toujours la grâce de Mozart, de Shakespeare, de Phidias. L’art ne rachète pas seulement ce qu’il représente, il rachète toute existence. L’art est une éternelle reconnaissance, une sanctification de la vie, un test de la joie.
Le réel et son double : « Le monde que perçoit Vermeer, n’est pas celui, muet à jamais, des événements insignifiants, mais celui de la matière, éternellement riche et vivante(…) De ce réel saisi par Vermeer, le moi est absent, car le moi n’est qu’un événement parmi d’autres, comme eux muets et comme eux insignifiants. » : la représentation qui (re?)produit un réel insignifiant serait ainsi la bonne représentation. Le romantisme, lui, nous suggère un état de manque, de flottement, de laisser-aller selon Nietzsche. Il n’assume pas la plénitude de la matière indifférente. Mozart sanctifie la vie. « Beethoven a introduit la colère dans la musique », dit Cioran.
Nous avons donc paradoxalement besoin de représentations pour accéder à un réel irreprésentable, paralysé et asséché par les mots ou l’image. Mais nous avons besoin d’écrire pour penser (Le Choix des mots), de la musique pour approcher l’intimité de la genèse du réel, de peinture pour saisir la lumière sans l’éteindre. Le platonisme de Rosset se situerait alors ici : bonnes et mauvaises représentations, écriture grandiloquente et écriture de réel, peinture de l’événement et peinture de la chose.
Clément Rosset accorde un privilège à la musique, comme Nietzsche, parce que seule la musique constitue à soi seul un réel. Le phénomène musical, ne représentant rien, n’exprimant rien, ne fait que témoigner du fait qu’il y ait du réel. Que peut-on dire honnêtement de la musique sinon qu’elle est ? On ne peut réfuter un son, dit Nietzsche.
La musique, un baume ? L’objection est facile. Mozart sous les bombes ou sous les ponts ne rend guère la vie plus facile. Certes. Mais telle est la cruauté de toute musique, en particulier de Mozart, d’être indifférente à toute douleur. Mozart a triomphé de la noirceur de maintes périodes de sa vie, il triomphe de toutes les noirceurs. Je ne crois guère qu’il les fasse oublier. Justement, il est tragique en ce sens que sa musique est trop gaie et trop belle pour se substituer à l’horreur. Ainsi, malgré tout, Mozart est Mozart, la joie est la joie, intacte puisqu’étrangère à toute tristesse. Je le répète, l’art n’est pas un philtre d’oubli mais une partie du réel. Et la posture tragique n’est pas la résignation mais le refus de nier la souffrance. Je conçois, et je revendique, que cette posture est inadmissible, et c’est la raison pour laquelle Nietzsche demeurera toujours en philosophie comme ailleurs proprement infréquentable. L’objection que l’on peut faire aux objecteurs de conscience, si j’ose dire, c’est qu’eux non plus n’atténuent pas la souffrance et que la morale sous les bombes ou sous les ponts n’est guère utile. La morale fait même obstacle à une claire intellection de la souffrance. Le tragique approuve la souffrance en ce que cette allégeance au réel est le meilleur moyen d’avoir prise sur lui. Accepter, approuver, n’est pas consentir. L’approbation est le contraire d’une justification, or consentir c’est accorder un droit, c’est justifier. Répétons-le : la lucidité doit précéder toute intervention, toute action. On n’a de prise sur le réel que si on en reconnaît l’existence et la facticité, nécessité et contingence.
L’approbation du tragique est en soi une torture, intellectuelle et affective – je n’ose pas dire morale ! Le gai savoir est « savoir du non-sens, de l’insignifiance de tout ce qui existe ». Et tout ce qui existe, sans but, est voué à toujours se répéter dans « un éternel da capo » que les hommes doivent transformer en une affirmation, à jamais répétée, de la vie pour elle-même. La tragédie de l’existence se répète sur un mode musical, da capo du singulier et du pluriel sans cesse réingurgité.
Mais il n’est rien qu’on puisse dire quand la joie s’accorde avec l’insurmontable. Or la musique ne dit rien, ou dit tout mais sans mots. Elle n’a pas de sens, elle est non-sens et en cela folle. La joie est comparée par Rosset au mot de Tertullien « credo quia absurdum ». Si la joie avait une cause et un sens elle ne serait pas la joie. « La joie est paradoxale ou n’est pas. » (FM). Inconditionnalité de la joie, du savoir, du vouloir dirait Nietzsche. Le sujet métaphysique n’est rien mais on se constitue face au réel, on imite le réel en ressentant non seulement sa plénitude mais notre plénitude. L’homme qui aime le réel et s’y intègre ne manque de rien, comme le réel qu’il approuve. Classicisme/romantisme.
« La joie pèse plus lourd que la tristesse. » La musique, comme principe premier et permanent chez Nietzsche et chez Rosset, est seule apte à nous imposer cette « vérité des vérités ». La musique n’est pas consolatrice, elle est répétition de tous les malheurs et de toutes les joies. Indifférente à ce que nous ressentons. La musique est un réel.



Rosset, nietzschéen ?


Le moment dans lequel s’inscrit Clément Rosset est complexe. Il est à la fois, volontairement ou non, à peu près contemporain de relectures de Nietzsche et de ses commentateurs, et d’une critique du désir tel qu’il s’illustre chez les modernes, c’est-à-dire pour Rosset chez ses contemporains. Cette critique du désir est toujours corrélative d’une critique de l’illusion du double, de l’absent, de l’inexistant, de l’inconsistant. Un certain désir aurait accompagné les commentaires de Nietzsche et, parfois, une certaine idéologie (du désir, de la libération, notamment chez les divers « Nietzsche » libertaires de Deleuze ou de Foucault). Mais Clément Rosset ne fait pas sienne la volonté du moment des années 80 de renouer avec la raison et la morale. Clément Rosset se veut ainsi irréductible à cette coupure en ce qu’il poursuit une même pensée de part et d’autre de cette coupure, de 1960 à aujourd’hui. Clément Rosset n’a pas ainsi intégré l’histoire de la philosophie française mais s’y est volontairement placé en marge, en observateur cruel. La Force majeure ne peut être comprise que dans la singularité de son auteur mais doit cependant être rattachée à la possibilité d’une réhabilitation élémentaire et lucide de Nietzsche, en tant que philosophe bien plus qu’en antiphilosophe obsédé par le soupçon. Entendons enfin ici une certaine fin de tout nietzschéisme puisque s’évanouit la possibilité d’affiliation à un projet de Nietzsche. On ne s’affilie qu’au réel. Birault[5] nous disait qu’il était stupide de penser comme Nietzsche et qu’il fallait bien plutôt penser avec lui. Il ne semble pas interdit de dire qu’on ne peut que penser comme lui, puisque toute pensée raisonnable a pour condition première un gai savoir tragique. Rosset ne singe pas Nietzsche, il nous montre ce qui est écrit. Et ce qu’on peut en faire, honnêtement. Il faut penser « comme » avant de penser « avec ».
Je voudrais, pour conclure, rendre justice à l’originalité de Clément Rosset. Car si notre exposé tend à montrer la profonde inspiration nietzschéenne de son œuvre, celle-ci n’en est pas moins le fruit d’une réelle inventivité. Rosset réussit à intégrer la postmodernité, la philosophie contemporaine, en anti-métaphysicien qu’il est. Mais il réussit en même temps à s’en démarquer par une attitude critique. Rosset possède également cette force désinvolte avec laquelle il parcourt l’ensemble de l’histoire de la philosophie, des présocratiques à nos jours, pour en tirer la quintessence – « en marges » : la philosophie tragique. Humble mais courageux, sceptique mais lucide, Rosset effectue ce partage de l’Histoire grâce à un simple critère : l’idiotie du réel. Parallèlement à ce principe de réalité suffisante, un principe d’incertitude que toute philosophie devrait faire sien. Car, comme dit Nietzsche, ce n’est pas l’incertitude mais la certitude qui rend fou. Il en développe alors la seule pensée adéquate : la tautologie. Celle-ci peut parler de TOUT mais ne peut RIEN en dire et, par cela même, elle en dit TOUT. Vaine d’apparence, la tautologie nous révèle cependant ceci de précieux : que la pensée ne peut penser quoi que ce soit du réel tant qu’elle n’a pas admis que A est A. Reconnaître ce qu’il y a avant d’en dire quelque chose est nécessaire, faute, simplement, de ne rien avoir à penser, de ne rien avoir à se mettre sous la dent !

[1] Cahiers de Royaumont, Philosophie n°6 (1964), Nietzsche, Minuit, 1967
[2] Cf. aussi Rosset, Le choix des mots, Minuit, 1995, pp. 110-115.
[3] Nietzsche et la philosophie, P.U.F., 1962, P. 213.
[4] La position de Rosset par rapport à Deleuze est ambiguë. Dès Logique du pire il se rallie à la répétition différentielle (opposée à la répétition-rengaine) comme essence du réel et de son expérience. En 1995, dans Le Choix des mots, il revient sur cette position (« il n’y a que la différence qui se répète » dit Deleuze). Répétition-rengaine et répétition différentielle ne seraient qu’une seule et même répétition. La seule différence se situera donc au niveau de l’expérience (et de la valeur qu’on lui attribue), dans l’affirmation ou le rejet du retour, dyonysisme ou nihilisme. Les choses ne diffèrent donc pas d’une répétition à l’autre, bien au contraire, et c’est cette expérience même qui est le test de la volonté de puissance (Birault le notait déjà, comme Heidegger, mais pas dans ce sens tragique propre à Rosset).
[5] Cahiers de Royaumont, Philosophie n°6 (1964), Nietzsche, Minuit, 1967

*cf. commentaire

23/05/2006

Rosset face à ses contemporains (par Maxence)

Nice, 12 mai 2006
Clément Rosset face à ses contemporains : un iconoclaste au temps des structures ?



« De même, à force de poser des questions, on finit généralement par s’imaginer qu’on entend des réponses… de même, à force de lire, on passe vite à l’illusion qu’on lit un message. »[1]



La figure de Clément Rosset telle qu’elle nous apparaît et telle qu’elle nous plaît est celle d’un iconoclaste qui refuse tant l’intégration dans les écoles de pensée de son époque que les grandes traditions philosophiques : il préfère les références à Offenbach ou Shakespeare plutôt qu’à Platon ou Aristote, et, bien qu’en plein cœur de la « vie intellectuelle » sorbonnarde et normalienne s’écarte des sentiers du structuralisme et du marxisme (il ne criera pas non plus avec les loups quand le temps sera à la condamnation des idéologies jugées mortifères parce qu’anti-humanistes). De l’indépendance proclamée à l’autonomie réelle il y a cependant un pas à franchir ; qu’une pensée s’inscrive dans l’esprit de son époque, que le contexte soit déterminant, toute l’histoire de la philosophie tendrait à le montrer, mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit ici. Dans Le choix des mots Clément Rosset justifie son écriture par des raisons individuelles, ce qu’il ne nous dit pas - mais ce n’est pas à lui de nous le dire - c’est pourquoi nous le lisons. La question que nous posons donc, et qui au départ est celle des buts de guerre de Clément Rosset, de sa stratégie et de ses tactiques, devient celle des usages que nous pouvons en faire. Clément Rosset se révèle un philosophe paradoxal lorsque ses livres sont beaucoup lus mais jamais reconnus : dualité du public de la philosophie rossétienne, d’une part de nombreux non-philosophes qui y trouvent un accès agréable (ou plutôt peu jargonnant) à la philosophie, de l’autre des philosophes qui y trouvent du plaisir sans jamais oser l’avouer en public. Et pourtant nous sommes persuadés qu’il peut y avoir un usage philosophique de Clément Rosset. Ce balancement entre usage philosophique et non-philosophique de la philosophie nous ramène aux problèmes de ses contemporains ou légèrement aînés, c’est-à-dire ceux avec lesquels il a pensé, Deleuze, Foucault, les anthropologues structuralistes,… par exemple. La thèse que nous essayerons de défendre ici sera la suivante : malgré les critiques ouvertes au style des structuralistes, et dieu sait si Clément Rosset a fait feu de tous bois dans des textes polémiques particulièrement drôles et acerbes[2], dont il sera peu question ici, ne peut-on pas retrouver une certaine unité de thèmes et de pensée ? Autrement dit, par des stratégies toutes différentes, Clément Rosset rejoindrait le combat des structures. Premier indice dans notre parcours structuraliste de Rosset, ses philosophes de référence ressemblent à s’y méprendre à ceux de ses contemporains structuralistes. Dans toute l’histoire de la philosophie, Rosset repêche quelques miraculés qui à ses yeux sont restés lucides : retour aux sophistes, comme l’opérèrent aussi les antihumanistes ; éloge de Lucrèce, auquel retournent aussi Deleuze[3] et Serres[4] ; réhabilitation de Machiavel (qui fascina Althusser[5]) ; plus net est le cas de Montaigne, que Lévi-Strauss gratifie de l’auteur de la formule la plus profonde de tout l’histoire de la philosophie[6] ; jusqu’aux trois maîtres du soupçon, Marx, Nietzsche, Freud : les deux derniers en l’occurrence hantent ses œuvres comme philosophes lucides ayant su voir en face le tragique de la réalité - mais pour eux un problème d’interprétation se pose.


1. Vous avez dit sens ?

Commençons cette petite histoire par le thème du double, que nous ne devrons d’ailleurs jamais tout à fait quitter. Des deux idées qu’il dit avoir eu dans sa vie[7], celle de la critique du double occupe la première place. Critique des doubles, de toutes les sortes de doubles qui se présentent spontanément à l’esprit humain, la philosophie de Clément Rosset se construit à la fois contre les illusions les plus évidentes du sens commun et contre les idoles métaphysiques les plus abstraites, car cela fait tout un. En cela Rosset ne fait pas moins que ses contemporains : détruire des mythologies, déconstruire, démonter des illusions. Si le structuralisme a choqué ou a pu bousculer les habitudes philosophiques, cela passe par l’usage déstabilisant qu’il a fait du sens. La portée critique et subversive de toutes ces philosophies les rapproche, elle n’en constitue pas un point commun. Précisons ici ce que nous entendons par structuralisme : une épistémologie (une méthode) qui a tellement marqué son temps qu’on a pu la prendre pour une ontologie. Clément Rosset suit la démarche strictement inverse : d’une ontologie (le réel est simple) à une théorie de la connaissance (nous ne pouvons pas le connaître par des doubles). Ce qui n’empêche pas le partage de certains présupposés communs.
Nous voudrions articuler notre brève réflexion autour de cette critique du sens partagée par les auteurs qui nous intéressent ici. L’ennemi d’alors était représenté par la philosophie dominant la Sorbonne - autour de la phénoménologie essentiellement. Caractéristique majeure de cette manière de pratiquer la philosophie que dénoncent également Rosset et les structuralistes : de n’être que philosophique. Chacun à leur manière ils s’en sont donc allés trouver dans les sciences ou les savoirs positifs ainsi que dans la littérature (en ce qui concerne Rosset) la matière de leur réflexion - rejet des concepts métaphysiques traditionnels qui était dans l’air du temps[8]. Le concept de sens constituant une pièce central dans le dispositif qu’il fallait combattre, il est devenu la cible voulue ou non voulue des structuralistes et le symbole de leur pouvoir auquel se raccrochaient les philosophes traditionnels. En ce sens Clément Rosset participe bien de sa génération et la phrase en exergue de Logique du pire n’est pas séparable de son époque : « le rire tragique est entièrement étranger à l’univers du sens ». Aux structuralistes on a donc reproché de destituer le sens du piédestal philosophique sur lequel il était installé, et Clément Rosset en fait son principal angle d’attaque. Contre le sens, Clément Rosset use de l’argument ontologique : le réel est simple ; de leur côté les structuralistes usaient d’un argument de savoir ou de science : le sens n’est pas là où vous le croyez, dans l’immanence de vos pratiques (d’où la dénonciation des idéologies), d’ailleurs, à force de le poursuivre sans le rattraper on peut même douter qu’il y en ait un. Si notre hypothèse est exacte, les enseignements de la science doivent rejoindre ceux de la philosophie sur le terrain de cette dernière.
Pour illustrer mon propos je renvoie par exemple au débat entre Paul Ricœur, éminent représentant de la philosophie traditionnelle, et Claude Lévi-Strauss dans la revue Esprit de novembre 1963. Le premier déclare ne pas comprendre la notion de sens sur laquelle l’anthropologue s’appuie, celui-là répondant que le sens n’est pas plus qu’une saveur :
« ce que vous cherchez… c’est un sens du sens, un sens qui est derrière le sens ; tandis que dans ma perspective, le sens n’est jamais un phénomène premier… derrière tout sens il y a un non-sens, et le contraire n’est pas vrai. » Et plus loin il précise : « Qu’est-ce que le sens selon moi ? Une saveur spécifique perçue par une conscience quand elle goûte une combinaison d’éléments dont aucun pris en particulier n’offrirait une saveur comparable ».
La destitution du sens par les sciences humaines a été ressenti et thématisé en particulier par Derrida[9] dont nous reprenons ici quelques formules définitives : la structure non soustraite au jeu se distingue radicalement des autres formes de savoir en perdant son centre, son point fixe qui la fondait « L’absence de signifié transcendantal étend à l’infini le champ et le jeu de la signification » (p.411, nous soulignons). Les malentendus ou les accusations sont portées d’autant plus facilement que le discours reste prisonnier de ses propres limites (L’Anti-nature tombe dans ce piège de la facilité - cf. infra).
« Tout sens a son fondement dans un non-sens » , ou « il n’y a pas de sens premier, que du non-sens originel », telles sont les propositions que l’on aurait pu voir partager par Clément Rosset et les structuralistes. L’ordre que nous trouvons dans les choses n’est jamais que celui que nous y mettons, et tel est justement le rôle des systèmes symboliques que de produire ce sens qui ne serait rien sans eux. Que le sens qui nous fait vivre se réduise à un non-sens, telle est la leçon finale du structuralisme ; si la leçon première est de rechercher le sens derrière le non-sens (illustration géologique de la démarche de Lévi-Strauss : deux affleurements côte à côte semblent arbitraires tant qu’on n’a pas trouvé leur cause profonde - au sens littéral), la dernière consiste en effet à réduire le sens apparent à un système symbolique formel. Ce qui se révèle alors est le non-sens profond c’est-à-dire l’absence de signification intrinsèque du réel :
« Finalement l’importance du structuralisme en philosophie, et pour la pensée toute entière, se mesure à ceci : qu’il déplace les frontières. Lorsque la notion de sens pris le relais des Essences défaillantes, la frontière philosophique sembla s’installer entre ceux qui liaient le sens à une nouvelle transcendance, nouvel avatar du Dieu, ciel transformé, et ceux qui trouvaient le sens dans l’homme et son abîme, profondeur nouvellement creusée, souterrain… Mais sous la rature comme sous le voile, on nous appelle à retrouver et à restaurer le sens, soit dans un Dieu qu’on n’aurait pas assez compris, soit dans un homme qu’on n’aurait pas assez sondé. Il est donc agréable que résonne aujourd’hui la bonne nouvelle : le sens n’est jamais principe ou origine, il est produit. »[10]

La bonne nouvelle résonne : Clément Rosset est réconcilié avec les structuralistes, qui reconnaissent comme lui la superficialité du sens.
Prenez par exemple une philosophie de l’absurde, c’est-à-dire une philosophie qui reconnaît un certain non-sens (et non pas l’absolu non-sens) et s’en indigne. Elle restera une philosophie de la nature, posant l’exigence d’un minimum de sens, déçue par le réel ; à l’inverse la philosophie du non-sens produit du sens en excès puisqu’il n’y a pas de manque originel, à vrai dire elle produit tout le sens puisqu’il n’y en aurait pas sans elle et ses structures - le sens est toujours en trop par rapport au simple réel[11]. Le monde n’est pas absurde mais simplement insensé ou plutôt insignifiant, telle est la réalité, et la condamnation de l’absurde comme forme on radicale de l’insignifiance est commune aux pensées qui nous intéressent ici. « L’insignifiance peut ainsi être dite à venir en un double sens : étant à la fois la forme de savoir rigoureux vers lequel tend la philosophie depuis l’origine, qu’on peut donc considérer comme le plus sûr avenir de la philosophie ; mais constituant aussi un savoir dont tout nous permet d’augurer qu’il sera à jamais différé, toujours à venir c’est-à-dire ne venant jamais, pour être contraire à un désir de ne pas savoir - désir d’aller vers le sens - dont nous venons de dire la nature pérenne. »[12]
Car le double est par essence religieux, son mode d’existence étant celui d’une croyance[13]. Dans L’Anti-nature, Rosset dénonce la constitution d’un gigantesque double du réel en la figure d’une nature nécessaire et permanente. Le structuralisme se voit alors directement attaqué comme un renouveau contemporain du naturalisme[14]. Le naturalisme que Rosset condamne consiste en fait à conférer statut de réel à des idées. Autrement dit Clément Rosset reproche aux structures de devenir nature, il y aurait même une « connivence secrète entre l’idéologie structuraliste et l’idéologie naturaliste » (AN, p.113). A vrai dire, s’il y a naturalisation des structures ce ne peut être que par accident ou par nécessité de fixer dans le langage (avec des signes donc), ce qui n’est en réalité que transformations : tels sont les paradoxes que soulignait déjà Derrida. Clément Rosset avoue lui-même à la fin de cet essai s’être livré à une sorte de naturalisation de l’artifice pour les besoins de l’exposé. « C’est la « nature » de l’homme que de ne pas avoir de nature » (AN, p.42) : décidément, et les guillemets sont là pour nous le montrer, on n’échappe au discours de la nature. Le problème de la pensée sera toujours pensé à l’intérieur de celle-là. A ce petit jeu du dedans et du dehors, il est facile de prendre son prédécesseur. Derrida y a pris Lévi-Strauss en montrant dans quelle mesure le dépassement de la scission nature/culture ne pouvait se faire qu’à l’intérieur de celle-là, bien que l’anthropologue ait pris garde de qualifier son usage de la scission nature/culture de méthodologique. Rosset y prend les structuralistes, eux qui montrent pourtant que cette opposition est construite de l’intérieur de la pensée (cf à ce sujet le dernier livre de Philippe Descola), et Rosset s’y prend lui-même in fine en avouant qu’il a en quelque sorte naturalisé sa philosophie de l’artifice.
Un bon exemple de ce malentendu pourrait résider dans la critique commune de l’histoire. Pour Rosset l’idéologie de la nature périclite en ce vingtième siècle et se voit remplacée par la notion d’histoire - on ne naturalise plus mais on historicise. L’histoire serait devenue ce principe d’intelligibilité dans lequel peuvent s’inscrire les événements réels afin d’être interprétés. Et en ce sens la critique de Rosset rejoint celle que Lévi-Strauss fait de l’histoire, à savoir d’être un discours qui ignore son code ou plus précisément une mythologie. Dans La pensée sauvage[15] il dénonce précisément ce qu’il nomme un mythe contemporain, consistant par exemple chez Sartre à croire possible la synthèse en une conscience humaine à partir des expériences individuelles des moments de l’histoire. La raison dialectique ainsi historicisé rend possible une histoire téléologique et socialisée grâce à un événement fondateur, en l’occurrence la Révolution française. Mais elle reste justement pour Lévi-Strauss dans les limites de sa propre société et ne peux comprendre au-delà - Sartre pense ainsi à la manière des primitifs en limitant sa conscience à sa propre société. Ce « choix » d’une grille d’intelligibilité et d’un mythe fondateur se révèle un construit mythique reposant sur l’ignorance de son fondement. L’histoire est un mythe qui fonctionne selon son propre code. On le voit la critique de l’histoire de Lévi-Strauss rejoint celle de Rosset en ce qu’elle dénonce l’illusion d’un modèle considéré comme naturel.
Pourquoi alors accuser une pensée qui tente de saisir l’insaisissable mais qui a le mérite de la conscience de ses limites ? Toute pensée a quelque part une connivence profonde avec l’idéologie naturaliste si l’on accepte la définition très large qu’en donne Rosset, alors pourquoi choisir comme cible les structuralistes ? Cette charge se fait mieux comprendre en suivant la distinction entre l’artificialiste dont Rosset nous brosse le portrait, homme anti-naturaliste de cœur et d’esprit, et le quasi-artificialiste, qui malgré une conclusion intellectuelle à la supériorité de l’artificialisme en resterait à des désirs de naturaliste. Les structuralistes appartiendrait au deuxième ordre - c’est ce que la suite cherchera à déterminer.

2. la modélisation et les choses

Comment un tel accord a-t-il pu passer pour un désaccord ?
Cette question nous fera remonter non aux principes du structuralisme, mais à son ontologie, c’est-à-dire la manière dont une appréhension de l’être même (et plus seulement de ses doubles) devient pensable à partir de lui. « Il n’y a de structure que de ce qui est langage » résume Deleuze[16]. Voici pourquoi Clément Rosset n’est pas structuraliste : pour lui le réel est muet - mais qui a dit que le réel parlait ? Sûrement pas les structuralistes, qui ne font pas parler le réel, mais les symboles. Cette notion de symbolique, qui constitue la grande avancée épistémologique du structuralisme, nous permet de comprendre aussi le point de divergence et d’éventuelle articulation entre Rosset et le structuralisme. Pour Clément Rosset le réel est simple, s’il n’est qu’il y a des doubles que les hommes ajoutent au réel. Ces doubles relèvent de l’imaginaire, ou pourraient en relever si on les intégrait dans la tripartition structuraliste (réel, imaginaire, symbolique). Le symbolique qui ne se confond ni avec l’imaginaire ni avec le réel définit ce champ d’étude dans lequel se déploieront les structures. Le réel n’est pas si simple que ça puisque nous lui rajoutons des doubles (images) ; les structuralistes persistent et aggravent leur cas en faisant intervenir une tierce partie. « Car le réel en lui-même n’est pas séparable d’un certain idéal d’unification ou de totalisation : le réel tend à faire un, il est un dans sa « vérité ». Dès que nous voyons deux en « un », dès que nous dédoublons, l’imaginaire apparaît en personne »[17]. La structure, dans son ordre propre, est quand à elle triadique. Que le structuralisme comme science fonctionne selon le nombre trois (le signifiant, le signifié et la case vide par exemple), en particulier quand il étudie des réalités mythiques, c’est-à-dire de l’imaginaire, des doubles, donc une réalité duale (l’étude de Vernant cité plus haut est ainsi rendue possible par l’existence d’un monde irréel, de la psyché, au-delà du concret) cela n’empêche pas que le réel reste un et simple. Et si sens il peut y avoir, ce ne sera qu’au sein du symbolique parce que celui-ci est relationnel. De même que la nature n’existe que par l’articulation qu’elle impose au réel et l’impression de nécessité par laquelle elle relie les objets du réel, le symbolique détermine ses objets par les relations et ne tient que par son caractère systémique. La relation symbolique n’est en rien une causalité réelle, et ici les condamnations lévi-straussiennes de la réduction de la causalité à un seul plan -la psychanalyse et le sexuel, le marxisme et l’économique - sont particulièrement vigoureuses : la causalité symbolique n’est pas causale au sens de réelle, il s’agit au contraire de morphismes entre des modèles. Mais déjà nous entrons dans le travail des structuralistes (qui consiste à mettre en série, trouver les rapports différentiels, établir les transformations,…) et nous quittons leur philosophie, car ce travail ne correspond qu’à la méthode, qui se distingue de l’ontologie : nous avons quitté le réel pour le symbolique, pas que Clément Rosset s’est décidément refuser de franchir. Le choix méthodologique des structures[18] n’est donc pas un choix ontologique sur la nature du réel, et si ce point veut bien être acquis, on pourra alors admettre que Rosset et les structuralistes se rencontrent, mais en deçà des structures, sur le terrain du réel qu’ils ont peu cherché à occuper.
Parallèle à cette notion de symbolique et toute autant importante ici est celle de modèle[19]. Lévi-Strauss met au point cette notion dans un texte reproduit dans l’Anthropologie structurale (« La notion de structure en ethnologie ») : répondant à de nombreux malentendus quant à l’usage philosophique de la notion de structure il écrit que « la notion de structure sociale ne se rapporte pas à la réalité empirique, mais aux modèles construits d’après celle-ci » (p.305). Cette rupture essentielle de la réalité au modèle désigne l’acte par lequel le structuralisme s’établit comme savoir, mais par là il oublie et veut oublier l’être. Cette coupure épistémologique fondatrice doit pouvoir rendre compte de l’inobservance du réel dans la science. L’être et le savoir sont deux termes à première vue complémentaire puisqu’il n’y aurait de savoir que de ce qui est (pour savoir il faut que quelque chose soit fixe) et le savoir se définit alors par savoir de ce qui est - nous allons montrer à l’inverse qu’ils s’excluent l’un l’autre.
Le savoir procède par découpe de niveau et se déploie dans un champ donné : en ce sens encore il ne peut pas être savoir de l’être si le réel est idiot. Que le réel soit idiot, cela signifie aussi qu’il est imperméable à l’intelligence. Lévi-Strauss par exemple se donne dans les mythologiques des niveaux d’analyse qu’il fait jouer entre eux, ou à l’intérieur desquels il joue pour produire de la signification. Dans « la geste d’Asdiwald » (reproduit dans Anthropologie structurale deux[20]), l’auteur « isole et compare les divers niveaux où évolue le mythe : géographique, économique, sociologique, cosmologique » (p.175). De même chaque science attaque le réel à un niveau particulier, pour cela elle se donne un domaine qui est en même temps une limite - les progrès de la science consistent même en la découverte de niveaux inexplorés jusqu’alors, occupés par les nouvelles sciences. Bien que le réel en tant que tel soit simple, nous ne connaissons que du symbolique (pour Lévi-Strauss d’ailleurs nous ne connaissons des choses que ce que l’esprit met en elles). De même pour Foucault, isoler trois formations discursives dans Les mots et les choses nous renseigne sur les discours de ces trois savoirs, pas sur l’être lui-même - à ce sujet toutes les dénégations de Foucault quant aux malentendus nés de sa thèse des mots et les choses sont éloquentes, malentendus dus précisément à une lecture ontologique : le réel est bruissement obscur et confus sur le fond duquel se détache des formations discursives quand nous les regardons seulement, mais le classement n’est pas l’être. L’épistémè n’est ainsi pas autre chose que l’ensemble des relations entre les trois types de discours suivis par l’étude de Foucault, donc internes au savoir lui-même, et il serait trompeur d’y voir des catégories de l’être déterminant le savoir.
« Rien, vous le voyez, qui me soit plus étranger que la quête d'une forme contraignante, souveraine et unique. Je ne cherche pas à détecter, à partir de signes divers, l'esprit unitaire d'une époque, la forme générale de sa conscience : quelque chose comme une Wel­tanschauung. Je n'ai pas décrit non plus l'émergence et l'éclipse d'une structure formelle qui régnerait, un temps, sur toutes les manifestations de la pensée : je n'ai pas fait l'histoire d'un transcen­dantal syncopé. »[21]

D’après Clément Rosset, on ne peut rien dire de positif du réel sinon qu’il est, parce que le langage se révèle incapable de prendre en charge l’être. « L’homme qui vit à l’abri des mots ne reçoit aucune information du réel qui ne passe par le crible du langage qui l’élimine, n’émet aucun message qui ne passe par le même crible transformant alors son propre réel en quelque chose de tout autre. » (Traité de l’idiotie, p.102) Ainsi le passage de L’objet singulier consacré au camembert aboutit à un constat d’échec : une fois le camembert défini en creux comme n’étant ni du reblochon, ni du brie, etc. on ne peut rien en dire de positif qui exprimerait sa singularité. De là découle aussi la profonde insignifiance du réel en tant que singulier : la signification n’émerge que dans une série dans laquelle on intègre l’objet, et cette série est déjà un double. De l’insignifiance de la singularité à l’impossibilité de développer un savoir du réel il n’y a qu’un pas que nous franchissons. Être et savoir sont absolument étrangers l’un à l’autre. Lévi-Strauss explicite dans Histoire de Lynx ce rapport impossible d’une épistémologie à une ontologie en se référant à Montaigne selon lequel « nous n’avons aucune communication à l’être » (p.284). Dans ses rêveries philosophiques, Lévi-Strauss s’autorise donc d’un scepticisme intégral qui se rapproche de ce que Rosset nous dit du réel : il est à la fois ce qui nous est le plus évident et ce dont nous n’avons jamais réussi à parler. L’être n’a pas de sens pour l’homme puisque tous deux sont incommensurables. Reprenant alors le vieil argument d’après lequel le scepticisme mis en pratique conduit à la négation de tout et à l‘impossibilité de vivre, Lévi-Strauss constate que « l’homme trouve des satisfactions sensibles à vivre comme si la vie avait un sens, bien que la sincérité intellectuelle assure qu’il n’en est rien » (HL, p.287). Clément Rosset dit-il autre chose lorsqu’il montre les hommes se construisant des doubles pour se rassurer, se masquant ainsi la réalité que leur sincérité intellectuelle leur fait entrevoir ? La grande supériorité de Montaigne sur toute autre philosophie aux yeux de Lévi-Strauss réside en ce qu’elle ne compte pas en dernière instance sur une certitude pour se fonder : là où les systèmes surmontent les contradictions pour atteindre des certitudes dernières, cette philosophie ne cherche rien sous la contradiction, comme celle de Rosset et des épicuriens, parce que le réel en soi est alogos. Et la référence à un texte tardif du père fondateur de l’anthropologie structurale en France, si elle est une facilité, n’est pas un artifice : déjà au temps de la splendeur du structuralisme, Tristes Tropiques ou le Finale de L’homme nu n’avaient pas peur d’affirmer ce non-sens dernier dans lequel sombre toute structure qui s’élargit. Pour le fondateur du structuralisme en France,
« tout effort pour comprendre détruit l’objet auquel nous nous étions attachés, au profit d’un effort qui l’abolit au profit d’un troisième et ainsi de suite jusqu’à ce que nous accédions à l’unique présence durable, qui est celle ou s’évanouit la distinction entre le sens et l’absence de sens : la même dont nous étions partis. Voilà deux mille cinq cents ans que les hommes ont découvert et formulé ces vérités. Depuis nous n’avons rien trouvé, sinon - en essayant après d’autres toutes les portes de sortie - autant de démonstrations supplémentaires de la conclusion à laquelle nous aurions voulu échapper »[22]. ou encore : « Quant aux créations de l’esprit humain, leur sens n’existe que par rapport à lui, et elles se confondront au désordre dès qu’il aura disparu. »

La relation du savoir à l’être ne constituait pas le problème majeur des structuralistes qui n’étaient pas philosophes, trop facilement oubliée, elle n’en demeure pas moins à chaque instant légitime, tel cette conclusion de l’ouvrage de Lucien Sebag, Marxisme et structuralisme[23], qui précise « la primauté de la méthode sur l’Être »[24] (p.248) dans l’optique structuraliste mais reconnaît que celle-là n’exclut pas que « c’est vers l’Être en dernière instance que je me tourne » (p.264).
Mais ce passage peut prêter à confusion en ce qu’il place l’être indéterminé après la science, alors qu’il est en réalité premier. Il faudrait alors se tourner vers Michel Serres, qui dans La distribution[25] retrace quelques dispositifs d’instauration de l’ordre sur fond de désordre, c’est-à-dire d’émergence de science et de raison à partir de l’être muet - car le réel n’est pas rationnel, si ce n’est par un effet de pouvoir : « Au commencement est le tohu-bohu. Nous disons aujourd’hui : le bruit, le bruit de fond… Au commencement est l’indifférenciable, sur quoi nul ne saurait avoir d’information. Cela peut s’appeler nuage » (p.9). Le savoir n’est qu’un lac dans un continent de désordre. Un tel constat d’échec devant la pensée du réel motive la double fuite que nous avons évoquée plus haut : fuite des structuralistes de la philosophie, fuite de la « métaphysique traditionnelle » par Rosset. Et si Rosset n’était qu’un structuraliste resté en philosophie ?…

3. problèmes de style (d’écriture/de vie)

La recherche d’un autre matérialisme est inséparable de ce constat d’échec de la pensée. Un compte-rendu élogieux du livre de Serres La naissance de la physique par Rosset dans la revue Critique donne une piste vers cet autre matérialisme, non de la nécessité mais de la contingence, du désordre et du caractère fortuit de toute chose - un matérialisme tragique et non héroïque. Ce matérialisme serait celui de Lucrèce contre celui de Marx, matérialisme fondé sur le décalage initial et sur l’absence de raison universelle. A cet égard, autant la pensée de Rosset s’oppose au marxisme sur de nombreux points (on pourrait même dire qu’ils n’ont rien à voir), autant il est frappant de voir un texte tardif d’Althusser[26] revenir sur ce matérialisme et ébaucher l’histoire de ce courant souterrain du matérialisme[27] : Lucrèce, Machiavel, Spinoza, Hobbes, Heidegger, et Marx in fine qu’Althusser par une interprétation subtile cherche à rattacher à ce courant. Ce que nous voulons dire par là, c’est que l’identité des références dont nous étions partis peut révéler, non pas un ordre, mais une rencontre possible, entre une nébuleuse de penseurs contemporains, qui chacun de son côté, qui en anthropologie, qui en histoire des sciences, qui en histoire des sciences humaines, etc. ont aimé les mêmes auteurs au même moment et ont développé une pensée du réel qui s’articule autour de ce rejet de la primauté du sens. S’il fallait diviser le champ de la pensée en deux, Clément Rosset serait assurément de ce côté-là, lui qui définit le matérialisme dans l’Objet singulier avec Mallarmé comme la dénégation de l’existence de l’histoire et des événements : « rien n’aura eu lieu » (p.95), formule faisant écho au « constat abrogé qu’ils eurent lieu c’est-à-dire rien » (L’Homme nu, p.621) de Lévi-Strauss.
Si l’on ne peut pas savoir le réel, de quelle manière est-il possible de l’appréhender ? Deux approches se lisent ici distinguer chez Rosset. La première prend la forme d’une intuition, et en effet selon Rosset, le réel n’est même pas un concept mais une intuition directe et immédiate. Se pose alors le problème de la perception, et sur ce point les voies divergent. Dans l’Objet singulier (p.95sq), Rosset affirme la possibilité d’une perception non métaphysique du réel dans l’allégresse. A travers l’expérience de l’allégresse, il nous laisse supposer un accès direct et non médiatisé au réel. Dans une certaine mesure cette perception réduite à une intuition peut laisser penser à certaines phrases des structuralistes et pour rester sur le dernier chapitre de Tristes tropiques citons la « chance…de se déprendre et qui consiste…pendant les brefs intervalles où notre espèce supporte d’interrompre son labeur de ruche, à saisir l’essence de ce qu’elle fut et continu d’être, en deçà de la pensée et au-delà de la société : dans la contemplation d’un minéral plus beau que toutes nos œuvres ; dans le parfum, plus savant que nos livres, respiré au creux d’un lis ; ou dans le clin d’œil alourdi de patience, de sérénité et de pardon réciproque, qu’un entente involontaire permet parfois d’échanger avec un chat. » (p.497) Ce passage résonne étrangement comparé à la théorie de la perception de Lévi-Strauss : la perception est toujours déjà symboliquement structuré et en cela elle est déjà un savoir des structures, car elle fonctionne à son niveau par codage et oppositions binaires. Le savoir est possible par les structures car celles-là sont dans les choses elles-mêmes dès que nous les interprétons. Cette théorie tombe dans le travers dénoncé par Rosset dans le même passage de L’Objet singulier, qui consiste à refuser d’appréhender le réel sans médiation. Deux hypothèses (je ne trancherai pas) : soit il est possible d’expérimenter cette allégresse du réel et c’est cette expérience que décrit aussi Lévi-Strauss même si il ne peut justement pas la théoriser ; soit cette expérience reste symbolique, mais à un niveau tellement enfoui que toute analyse comme telle en est impossible.
Pour répondre à une telle question, il semble bien qu’il faille se tourner vers ce que l’on pourrait appeler des problèmes d’éthique. Clément Rosset distingue deux types de « sécurité », d’une part celle qui consiste à refuser de voir le réel, sécurité qui garantie contre le monde extérieur et annule toute nouveauté par l’interprétation ; de l’autre une sécurité réelle mais fragile du philosophe tragique, « cette étrange sécurité, ambiguë et cruelle, affecte uniquement le monde de la non-interprétation, c’est-à-dire un monde non absurde, mais ininterprétable, que caractérisent principalement des vertus de fragilité, de simplicité et d’innocence » (Anti-Nature, p.72). Rosset ainsi de dénoncer l’illusion de la fausse sécurité, considérée comme une manifestation de la bêtise (Le réel et son double) ou encore « le voile du sens déterminant un espace protecteur entre l’homme et le réel » (TI, p.65), protection toute illusoire puisqu’elle masque un non-sens. Mais, et c’est là où la différence de style d’avec les structuralistes apparaît clairement, eux choisissent (mais en connaissance de cause et peut être en cela incarnent-ils le bêtise intelligente dénoncée par Rosset) cette fausse sécurité du savoir en dehors les brefs instants où l’on échange un clin d’œil avec un chat. « Ni la psychologie, ni la métaphysique, ni l’art ne peuvent me servir de refuge, mythes désormais passibles, aussi par l’intérieur, d’une sociologie d’un nouveau genre qui naîtra un jour et ne leur sera pas plus bienveillante que l’autre. Le moi n’est pas seulement haïssable : il n’y a pas de place entre un nous et un rien. Et si c’est pour ce nous que finalement j’opte, bien qu’il se réduise à une apparence, c’est qu’à moins de me détruire… je n’ai qu’un choix possible entre cette apparence et rien. » Ne pas faire le choix du rien, voilà ce qui distingue Lévi-Strauss de Rosset sur ce plan…
Cette différence d’attitude se retrouve dans la manière de rire : on ne rit pas de la même façon si l’on est Rosset ou si l’on est Lévi-Strauss. Le rire tragique pour Rosset révèle le désordre profond derrière l’ordre (fin de Logique du Pire), chez Lévi-Strauss, il révèle plutôt un autre ordre derrière l’ordre apparent (le rire est provoqué par la révélation intuitive d’un ordre qui n’aurait du apparaître que dans une temporalité plus longue - la peau de banane par exemple sert de court-circuit sémantique entre deux champs de réalité disjoints de prime abord), Lévi-Strauss en restant au niveau du symbolique et de l’ordonné. D’où les limites du rire structuraliste, qui n’est pas un rire tragique mais un rire de combinaison qui suppose du sens. C’est ainsi qu’il faut comprendre la critique du nonsense de Rosset, car cela ne le fait tout simplement pas rire. Autrement dit le rire de Rosset est directement un rire ontologique : l’être n’a pas de sens, alors que, au moins dans un premier temps, le rire structuraliste est un rire du savoir et de la combinatoire - dans un premier temps car au-delà de tout sens il y a un non-sens, celui de l’être même justement.
A cette différence d’attitude philosophique correspond une différence de style. Au lieu d’aller chercher son bonheur dans un autre savoir que philosophique, Rosset arrête le savoir au niveau du savoir philosophique, qui n’est justement qu’une forme de non savoir. En cela il est conséquent avec lui-même : le grand risque couru par la pensée et dans lequel les structuralistes ne tombent plus quand ils fondent leur savoir sur le scepticisme est celui du retour de la chaîne, qui consiste à croire que l’être se trouve au bout du savoir et que, certes, on n’y accédera jamais, mais on peut pour le moins s’en rapprocher. Telle est la réponse traditionnelle de la philosophie rationaliste : toujours plus de théorie » chez Kant par exemple[28] que refuse Rosset. S’il y a donc une raison dernière dans l’opposition que nous esquissons, elle est celle d’une attitude face au savoir, là où en partageant le même scepticisme les structuralistes développent de manière effrénée du savoir, Rosset en reste à l’onto-théologie du camembert… Lévi-Strauss tout en sachant qu’on ne sait rien de l’être pousse le savoir structuré jusque dans la perception, Rosset refuse le savoir en bloc, la perception n’est pas un savoir mais une intuition - en faisant de l’intuition un savoir, Rosset reste il cohérent avec lui-même - soit tout savoir est toujours déjà naturel et symbolique (Lévi-Strauss) soit le savoir de l’allégresse prend en charge le réel (Clément Rosset). Il faudra donc distinguer entre ces deux propositions : « le réel est simple parce qu’il ne signifie rien » (Rosset - point de vue de l’ontologue) et « le réel est simple donc il ne signifie » rien (structuralistes - point de vue du symboliste)

Clément Rosset préfère indéniablement la raison du style au style de la raison.


* * *

Bref, une même ontologie pour des pratiques divergentes. Là où Rosset reste dans la philosophie et dénonce le caractère insensé du réel et l’impossibilité du savoir, ses contemporains jouent avec les symboles pour tenter d’oublier ce que tous ont aperçu, ou plutôt pour tromper l’ennui de ce réel qu’on ne peut pas en permanence appréhender par l’expérience de l’allégresse.
Ils se battaient tous contre la bêtise, mais pour Rosset il s’agissait en plus de se battre contre la bêtise des structuralistes, c’est-à-dire tout ce qui pouvait ressembler à leur certitude, leur assurance, leur arrogance. En cela nous nous en servons comme d’un vaccin en faveur d’une interprétation méthodologique et non ontologique du structuralisme. Et finalement nous pouvons même faire l’hypothèse d’une connivence secrète entre ces pensées « Qui aime bien châtie bien » dit le proverbe : s’il n’avait pas partagé avec eux cette ontologie que nous venons de dégager, Rosset ne se serait pas fatigué à écrire tous ces pamphlets… « L’exercice de la pensée habilité à se disqualifier lui-même »[29] est nécessaire, Lévi-Strauss le fait à la fin de ses livres, Foucault dans des interventions après ses grandes œuvres, mais Rosset le fait dans tous ses livres, et il ne fait que ça ,… Et si dans la mythologie du structuralisme, Clément Rosset jouait le rôle de bonne conscience ?
Comme il le dit lui-même : « n’est pas insignifiant qui veut »[30] Devenir insignifiant n’est possible - si tant est que cela soit possible - que par la philosophie. C’était la portée de la critique de Lévi-Strauss par Derrida : quoique vous fassiez, malgré tous vos efforts, il restera toujours un résidu de signification dans les œuvres humaines.

Quel usage de Rosset alors ? Essentiellement hygiénique : « En d’autres termes une vérité philosophique est d’ordre essentiellement hygiénique : elle ne procure aucune certitude mais protège l’organisme mental contre l’ensemble des germes porteurs d’illusion et de folie »[31] Finalement la philosophie de Clément Rosset ressemble un peu à cet exemplaire du Principe de cruauté (imprimé en 2003, peut être est-ce une faute d’imprimerie qui n’apparaît pas sur les autres éditions ?) qui à la table des matières nous présente une INTRODUCTION, composée de trois parties, et des APPENDICES, au nombre de trois elles aussi… Telle est peut être la philosophie de (et selon) Rosset : condamnée à rédiger des introductions au savoir et des post-scriptum au réel (en marge en quelque sorte…).


POST-SCRIPTUM :

- N’a pas été abordée ici la question du sujet et de sa dissolution, thème que l’on pourrait également penser comme commun à Clément Rosset (Loin de moi) et aux structuralistes. Cela n’entrait pas dans notre propos et a été traité dans le rapport à la psychanalyse vendredi après-midi.

- Notre approche était plutôt épistémologique, ou disons tournée vers une théorie de la connaissance. Clément Rosset s’est réclamé immédiatement d’une communauté avec les penseurs évoqués sur un problème moral : l’anti-humanisme, qui constitue selon lui un point phare de cette convergence.

- Point de divergence souligné vigoureusement par Rosset après l’intervention : lui n’est pas un contestataire. Sa pensée ne se veut pas subversive politiquement ou socialement – nous espérons quand même qu’elle l’est philosophiquement…

[1] Traité de l’idiotie, p.27.
[2] Cf. Les matinées structuralistes, En ce temps là,…
[3] Logique du sens, appendice « Lucrèce et le simulacre », 1969, Minuit
[4] La naissance de la physique dans le texte de Lucrèce, 1977, Minuit
[5] Ecrits philosophiques et politiques, 1994, rééd. le livre de poche
[6] Histoire de Lynx, 1991, rééd. Pocket
[7] entretien donné au Monde de l’éducation.
[8] Pierre Bourdieu, dans son Esquisse pour une auto analyse (2004, Raisons d’agir) montre avec concision les raisons institutionnelles et philosophiques de ce renversement philosophique majeur.
[9] L’écriture et la différence, « La structure, le signe et le jeu dans le discours des sciences humaines », 1967, Le seuil.
[10] Gilles Deleuze, Logique du sens, p.89.
[11] C’est pourquoi ces philosophies sont des philosophies de l’affirmatif (Deleuze), comme chez Rosset l’approbation du réel est la condition de sa compréhension.
[12] Traité de l’idiotie, p.54.
[13] Clément Rosset se réclamant de Lucrèce et son traitement de la superstition se place d’emblée avec cet objet particulier sur le terrain des structuralistes les plus philosophes, par exemple Jean-Pierre Vernant ou Claude Lévi-Strauss. Certes sa méthode d’exposition n’a rien à voir avec le formalisme et les mises en rapport de ces mythologues, Rosset restant beaucoup plus classique, énonçant sa théorie puis en donnant des illustrations successives. Mais ce qui l’intéresse en creux, ce qu’il dénonce, relève de cette catégorie psychologique du double qui sert de figuration de l’invisible (Vernant, Mythe et pensée chez les grecs, 1965, Maspéro, p.65). L’organisation mentale que Vernant suppose propre aux grecs, pour Rosset est aussi la nôtre : « le double est une réalité extérieure au sujet, mais qui, dans son apparence même, s’oppose par son caractère insolite aux objets familiers » (p.70). Le kolossos figure ainsi pour les Grecs l’ailleurs, l’au-delà inaccessible de la seule psuchè. Les doubles auxquels s’attaque Rosset sont religieux, mais tout savoir fait d’abord l’objet d’une croyance : à tout fondement il y a une croyance. Là où les mythologues se restreignent à un objet religieux, Rosset dénonce la religiosité des doubles partout où elle se trouve, car le monde des doubles est un monde de l’irréel (cf. Le régime des passions).
[14] L’accusation paraît d’autant plus étrange que Lévi-Strauss lui-même se bat depuis le début de ses travaux contre le naturalisme.
[15] 1962, rééd. Pocket.
[16] « A quoi reconnaît-on le structuralisme ? » in F.Châtelet, Histoire de la philosophie, , 1973, rééd. Hachette, p.300
[17] Deleuze, « A quoi… », p.302
[18] Pour une discussion de ce point, voir les travaux récents de Patrice Maniglier, selon qui l’anthropologie lévi-straussienne repose sur une conception symbolique de la réalité, à savoir que ce que nous appelons réel, et dont la science chercherait à se rapprocher, est toujours déjà une construction symbolique; ce n’est pas le symbolique qui est réel mais le réel qui est symbolique. Il s’agit là d’un hyper structuralisme qui ne laisse rien échapper un symbole, il n’y a plus d’être en dehors du savoir (cf. infra)
[19] N’hésitons pas à jouer sur la polysémie du terme : le modèle est aussi ce que la réalité s’efforce de copier - mon modèle est un autre moi-même que je m’efforce d’atteindre, en cela aussi il est un double au sens de Clément Rosset. Mais construire des modèles mathématiques n’oblige pas à croire que la réalité doit se conformer à eux… (sauf si l’on fait de l’économie normative !).
[20] 1973, rééd. Pocket.
[21] Dits et écrits, I, p.705 (1968) nous soulignons.
[22] Tristes tropiques, 1955, rééd. Pocket, p.493. Qui cite, comme il se doit…, Lucrèce en guise d’épigraphe : “Nec minus ergo ante hoec quam tu cecidere, cadentque ».
[23] Payot, 1962. Sebag fut le collaborateur de Lévi-Strauss après avoir rompu avec le marxisme.
[24] Cette primauté exprime la nécessité de contourner l’erreur qui consisterait à croire en une immanence du sens aux conduites (marxisme ou phénoménologie) : « la science ne s’élabore qu’à travers une profonde rupture avec le monde vécu » (p.261).
[25] Hermès IV, 1977, Minuit.
[26] 1982, Reproduit dans Ecrits philosophiques et politiques, t.I, p.553sq
[27] qu’il nomme « matérialisme de la rencontre ou aléatoire» mais en reprenant ses termes qui est aussi celui selon lequel « aucun Sens n’existe, ni Cause, ni Fin, ni Raison ni déraison » (p.555).
[28] Kant, Théorie et pratique. Si la théorie et la pratique ne s’accorde plus, si la pratique prend la théorie en défaut, affirme en substance Kant, il ne faut pas alors perfectionner la pratique mais au contraire accroître la théorie.
[29] Logique du pire, p.13.
[30] Le philosophe et les sortilèges, p.104.
[31] Le principe de cruauté, p.37.